ASIE DU SUD-EST

Dernière modification: 16/06/2014

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Pour ceux qui voyagent en ce moment en Asie du Sud-Est, le texte intégral de
mon voyage 2012-2013
en Thaïlande, au Laos, au Myanmar.

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Carnet de voyage. 2012 à 2013

(sans photos)

Même texte avec photos

Samedi 24 et dimanche 25 novembre 2012

De Coslédaà à Bangkok._

Le ciel rougeoie, les Pyrénées barrent l'horizon de leurs crêtes blanches, il ne fera certainement pas beau demain, mais aujourd'hui, c'est le grand bonheur, du soleil dans le ciel et dans le cœur ! Nous partons à Toulouse avec Gilbert Cazenave. La route est presque déserte, l'aéroport de Blagnac aussi. Dès le décollage nous nous enfonçons dans une purée de pois qui me laisse à penser, avec le chauvinisme qui me caractérise, qu'il n'y a que dans notre Sud-Ouest qu'il fait beau ! Nous en avons la confirmation en arrivant à Amsterdam, dans un brouillard estompant les lointains et laissant les canaux se perdre dans la grisaille d'un paysage hivernal. L'aéroport est immense, et il nous faut parcourir plus de deux kilomètres avant d'atteindre la zone d'embarquement de Bangkok. Deux heures d'attente et nous décollons à bord d'un Airbus de la KLM. La compagnie veut rentabiliser au maximum ses vols et nous sommes encastrés dans des sièges trop étroits. Le confort n'est pas la priorité ! La nuit est longue dans ces conditions, et quand au bout de dix heures de vol nous survolons enfin la Thaïlande, je n'ai pas dormi, et j'ai l'impression qu'on m'a roué de coups. Nous survolons un miroir étincelant : un damier de rizières inondées entre la ville de Bangkok hérissée d’immeubles, le delta de la Chao Phraya et le Golfe de Siam.

Entre l’aéroport et le centre de Bangkok, nous prenons le « sky-train », un métro aérien qui permet d’éviter les embouteillages des avenues de la ville. Nous dominons des banlieues sordides, des cabanes couvertes de tôle ondulée, des barres d’immeubles aux couleurs sales, des chantiers abandonnés… nous arrivons à Khrung thep, nom thaïlandais de Bangkok qui signifie « Cité des Anges ». Cette ville est en réalité une capitale de plus de douze millions d’habitants, une mégapole où l’or de milliers de temples ruisselle dans la boue fétide et se reflète dans l’eau noire des rares canaux existants encore. Moi, j’aime Bangkok, je me sens bien dans cette ville où le luxe insolent des immeubles de verre domine la pauvreté des petits marchands installés à même le trottoir et proposant leurs soupes de nouilles ou leur riz frit.

Ici, l’urbanisme est tout à fait anarchique. Les grandes avenues qui quadrillent la ville sont, en général, bordées de grands immeubles étouffant de plus en plus les bâtisses traditionnelles à deux étages. Sur chaque avenue débouchent des sois ou ruelles ( le mot « soi » se prononce soï ) portant parfois simplement un numéro. Il est très difficile de se rendre à une adresse donnée dans un soi, la numérotation étant tout à fait incompréhensible, car l’on a parfois construit quelques villas entre deux maisons un peu éloignées et à d’autres endroits, on a remplacé cinq maisons par un seul immeuble. On peut donc sauter du numéro 12 au 18 ou avoir cinq numéros 12…

Dans l’après-midi, Claude, un Normand avec qui je devrais aller au Myanmar, nous rejoint au Crown Hôtel. Le soir, nous allons dîner au Restaurant Suda du Soi 14. Il y a cent vingt-six plats à la carte, et nous choisissons du foie de porc, des crevettes et des calamars sautés à l’ail, des légumes frits et une salade de vermicelles de riz très pimentée. Nous voici réintégrés en Asie, nous pouvons aller nous coucher.

 

Lundi 26 novembre 2012.

Bangkok.

Journée passée à faire des achats, à aller d’un centre commercial à un autre en métro ou en bateau. Peu de touristes utilisent le transport collectif sur les rares canaux qui subsistent dans cette « Venise d’Orient », pourtant c’est plus rapide et plus confortable que le bus. Les canaux de Bangkok ont pratiquement tous disparu sous l’asphalte des avenues, et les rares qui restent sont sillonnés par de longues vedettes rapides qui assurent le transport des passagers. Nous attendons sur le quai près du carrefour Phetchaburi-Asoke. Dès qu’un bateau passe, l’eau noire dégage des odeurs de vase, des miasmes pestilentiels ; la Venise d’Orient n’est plus séduisante ! Dans un rugissement de moteur, le bateau accoste au ponton métallique qui tangue. Un employé saute sur le quai, tel un singe, et enroule un cordage à une bitte d’amarrage. Nous avons juste le temps de sauter à bord et la barque redémarre. Les murs noirs bordant le klong ( canal ) cachent des arrières d’immeubles encombrés d’objets hétéroclites.

Nous allons à Panthip, l’immeuble de l’informatique. On y trouve toujours son bonheur, de la copie illicite vendue dans des boutiques qui affichent insolemment leur marchandise au petit matériel en passant par les appareils dernier cri en photo, vidéo ou informatique. Malheureusement, les prix augmentent d’année en année pour devenir de moins en moins attrayants.

En revenant à l’hôtel, nous avons du mal à monter dans le métro tant la foule est compacte, mais je ne comprends pas pourquoi ni comment les Thaïs arrivent à se faufiler jusqu’au fond du wagon sans presque toucher les autres personnes. Ce sont des chats, des anguilles, des gens d’une telle discrétion qu’on ne les remarque même pas quand on est serrés comme des sardines.

 

Mardi 27 novembre 2012.

Bangkok – Surin.

Nous entassons tous les bagages dans un taxi, et nous partons, Amnoay Claude et moi, à la gare Hualamphon. Il est neuf heures et il n’y a pas encore d’embouteillages. Le train a dix minutes de retard, ce qui est plutôt rare, car dans l’ensemble, ils partent à l’heure, et prennent du retard en cours de trajet. Nous sommes dans un wagon climatisé, assis sur des sièges en skaï, et le trajet me semble interminable. D’ailleurs, nous arrivons à Surin avec plus de deux heures de retard. Le fils d’Amnoay, Chulomphon, vient nous chercher à la gare de Lamchy. Amnoay est heureuse de retrouver sa maison neuve, à Koko, à quatre kilomètres de Surin. La voilà chez elle !

 

Mercredi 28 novembre 2012.

Surin.

Aujourd’hui, c’est le jour du Loi Kratong. Nous nous rendons à Surin le soir. Les rues sont fréquentées de gens en liesse, les motos vont et viennent, les gens convergent vers le canal où doit avoir lieu la fête. Dans le ciel, des ballons montent doucement à l‘assaut d’une pleine lune, formant des constellations autour de l’astre argenté. Ce sont de petits ballons de papier, sortes de Montgolfières sous lesquels on a placé un petit récipient contenant du pétrole qui, en brûlant chauffe l’air du ballon. Les gens achètent aussi de petits paniers ( kratong ) fabriqués avec des feuilles de bananiers sur lesquels ils placent une chandelle et une pièce de monnaie. Ils déposent le kratong sur le canal en faisant des vœux, et le laissent dériver sur l’eau. Entre la lune, les ballons qui se reflètent à la surface et les petites chandelles qui s’éloignent de la berge tout doucement, c’est une féerie de lumières dans une demi-obscurité qui rajoute au mystère.

 

Jeudi 29 et vendredi 30 novembre.

Je vais en ville, à Surin, avec Claude. La chaleur nous fait un peu traîner les pieds, mais heureusement, il y a de nombreux magasins climatisés où, sous un prétexte quelconque, on peut « se refaire une santé ». Nous sommes allés voir l’ancienne belle-mère d’Amnoay. Elle a 102 ans et elle se déplace avec une canne, cassée en deux mais, elle est relativement autonome. Elle était heureuse de nous voir et elle cherchait à me dévisager de son unique œil encore un peu valide. Son visage tout fripé avec son menton se rapprochant du nez à chaque mouvement de sa mâchoire édentée me faisait penser à ces têtes réduites de Jivaros. Cent un ans ! En Thaïlande, c’est presque un exploit, quand on est issu de milieux modestes, d’atteindre cet âge-là, car la qualité des soins, dans ce pays, est relativement récente. On continue, d’ailleurs, à se soigner avec des tisanes ou des préparations dont les recettes ancestrales ont maintes fois fait leurs preuves. Chacun lui laisse un billet de mille bahts, c’est « sa retraite ». Les personnes âgées ne peuvent compter que sur la générosité des membres de la famille, car les pensions n’existent pas. Heureusement, en Thaïlande, on abandonne rarement ses parents.

 

Samedi 1er décembre 2012.

Surin – Sisaket.

Aujourd’hui, nous décidons d’aller dans la province de Sisaket pour visiter un « temple de verre ». Il fait chaud, très chaud. Je quitte la maison d’Amnoay avec Claude, en plein midi, et nous marchons, dans les rizières dont les chaumes jaunissants dépassent d’une eau croupissante où de petits serpents profitent de leur bonheur avant que la saison sèche ne vienne durcir la terre. Nous rejoignons la grande route et nous mangeons un poulet rôti avec une grande assiettée de riz. Nous sommes confortablement installés sous des arbres à la terrasse d’un de ces petits restaurants qui fleurissent au bord de chaque route. Les soupes de nouilles ou les plats proposés y sont toujours délicieux et authentiques. Rien à voir avec cette nourriture hybride américano-européenne dispensée dans les hôtels pour étrangers !

Nous prenons un songtaew, taxi collectif dont les banquettes sont disposées de chaque côté du plateau dans le sens de la marche, jusqu’à Surin où le train démarre avec cinq minutes d’avance ! Les banquettes sont effondrées, le revêtement en est tout déchiré et la mousse en sort comme les tripes d’un pauvre animal écrasé ! C’est à la limite de l’acceptable, et nous choisissons une des banquettes les moins sinistrées. Les voyageurs sont peu nombreux et somnolent. De nombreux vendeurs viennent nous proposer des boissons fraîches ou du café. Le bruit du train est infernal : les moteurs diesels sont dans le wagon, sous les pieds des passagers. Nous nous arrêtons à de petites gares qui ne sont que de simples cabanes au milieu de rizières désertes et asséchées. Quand le train freine, l’odeur des garnitures brûlantes nous prend à la gorge, il fait chaud, c’est pénible pendant deux heures jusqu’à Sisaket. Quand nous nous retrouvons dans la petite gare, il nous semble sortir d’un sauna.

Nous allons dans un hôtel bon marché. Quand la chambre est à 200 bahts ( 5 € ), on n’a pas le droit d’être exigeants, mais je dois reconnaître que le personnel de l’établissement ne fait aucun effort pour améliorer son image ; on nous donne des serviettes trouées, une savonnette à peine plus grande qu’un comprimé d’aspirine, et quand nous arrivons dans la chambre, on sent que le ménage a été fait sommairement, car des mégots jonchent encore le sol sous la table. Le gros ventilateur du plafond fonctionne, la douche aussi… je n’en demande pas plus !

Le soir, nous allons manger sur le marché de nuit et nous dévorons un canard entier.

 

Dimanche 2 décembre 2012.

Sisaket – Khun Huan – Surin.

Dès six heures, à la fraîche, nous partons à la gare routière et après une soupe agrémentée des restes de canard de la veille, je me sens en forme pour affronter en bus, les soixante-dix kilomètres jusqu’à Khon Han. Le vieux car Mercedes est confortable, la route bien tranquille et le chauffeur prudent. Cela permet de somnoler par moments. Nous nous rendons au temple « Lankhwad » ce qui signifie « million de bouteilles ». Dès l’entrée, nous sommes dans l’ambiance. Les murs et le portail sont couverts de bouteilles vertes et brunes. Au fond d’un parc ombragé, le grand stoûpa du grand temple scintille, étincelle, chatoie. En alternant les couleurs des bouteilles, on est arrivé à donner une impression de mosaïque, un peu comme sur le dôme des mosquées persanes. Un temple plus petit occupe le centre d’un petit bassin dont l’eau miroite au soleil, reflétant l’image féerique de l’édifice de verre. Dans le bassin à l’eau d’un vert glauque, d’énormes tortues et des poissons rouges ou noirs glissent lentement, disparaissant dans l’opacité du bassin. Les moines ont commencé par une collecte de bouteilles pour recouvrir, il y a une vingtaine d’années, un réservoir, puis petit à petit des quantités impressionnantes de bouteilles sont arrivées de toute la province, et les bâtiments ont fini par se couvrir de verre vert ou brun. Tout est en verre, jusqu’aux petits bungalows destinés à héberger les moines. Heureusement, la région n’a jamais connu une averse de grêle.

Nous revenons à Sisaket en car, et à un moment, en cours de route, le chauffeur a calé et nous avons dû pousser le véhicule pour qu’il puisse reprendre sa route.

De Sisaket, nous prenons un minibus, et nous souffrons de la chaleur, car le chauffeur ne pousse pas trop la climatisation. Pour les fois où nous grelottons de froid !

 

Lundi 3 décembre 2012.

Surin.

Il fait très chaud et se déplacer au soleil est très pénible. Nous ne rencontrons pas beaucoup de piétons dans les rues de Surin. Les Thaïs ont beau être habitués, ils craignent la chaleur autant que nous.

Hier soir, une musique de variétés anglo-saxonnes nous parvenait nettement, comme si un bal populaire avait lieu sous un bosquet, à un coin de rizière, non loin d’ici. Il s’agissait d’une veillée mortuaire. Ici, le décès n’est pas considéré, comme en Occident, comme un événement triste. Il s’agit simplement d’un passage d’une vie à une autre. L’âme du défunt se réincarnera jusqu’à ce que, grâce à de nombreuses bonnes actions, on puisse mettre fin à ce cycle de souffrances, d’accablement et d’affliction de l’existence terrestre. Alors, la récompense suprême sera le Nirvana, c’est-à-dire la non-existence. Pour cela il faut aussi empêcher les esprits malfaisants de prendre possession de l’âme dans la période qui précède la crémation. Donc, pour effrayer les esprits, on fait le plus de vacarme possible. On peut donc mettre une musique que le défunt aimait bien, même si c’est du rock ou du disco des années quatre-vingts. Peu importe, car la veillée funèbre comme la cérémonie des obsèques est une fête où il est de bon ton de s’amuser, de rire et d’essayer de faire oublier le chagrin à la famille. On joue aux cartes en poussant de grandes exclamations à quelques mètres du cercueil, on s’interpelle, on fête des retrouvailles avec des membres de la famille qu’on n’avait plus vus depuis longtemps. La musique est devenue plus lente, presque lancinante, toute la nuit, sans interruption.

Aujourd’hui, c’est le jour de la cérémonie. Avant l’arrivée au temple, on tire plusieurs bombes qui font un bruit infernal, toujours pour effrayer les phis, ces esprits malfaisants qui pourraient s’emparer de l’âme. Les détonations me font sursauter, comme celles qui annoncent la course de vaches ou la corrida. Il arrive souvent que l’on emploie des musiciens pour jouer des airs plutôt entraînants dans le temple. Il y a un saxophone, une trompette, une caisse claire et une grosse caisse, bref toute la clique nécessaire pour former une banda. On attache au cercueil, un fil que chacun tient marchant à la queue leu leu et les musiciens devancent le cortège. Tout le monde fait ainsi le tour du four crématoire. Le moment de recueillement, c’est à l’heure de la crémation.

Mais je ne suis pas allé à la cérémonie funèbre ; par contre, j’étais invité à l’école voisine pour assister à une petite cérémonie en l’honneur de l’anniversaire du Roi. Cinq cents élèves de cinq à onze ans sont assis sur le sol de l’immense salle de réunions, et ils chantent tous en chœur avec plus ou moins de réussite. Face à eux, sur une estrade, le portrait du roi Rama IX fêtant ses quatre-vingt-cinq ans. À aucun moment les enseignants ne doivent intervenir pour assurer la discipline. Entre deux chants, on entend juste une rumeur et aucun enfant ne s’agite. Deux fillettes de huit et neuf ans viennent danser une danse traditionnelle sur la scène. Elles sont vêtues d’un sarong chatoyant et leurs cheveux relevés en chignon sur le haut de leur tête se trouvent emprisonnés dans une petite couronne dorée. Leur visage est maquillé, et l’on ne peut plus leur donner d’âge ; leur corps ondule presque langoureusement. Ce sont de jeunes nymphes presque irréelles. Enchanté, le jeune public se laisse charmer, et, curieusement, lorsque la danse est terminée, il se passe un court instant de silence avant les applaudissements frénétiques ; comme si chacun hésitait à profaner ce languissant moment.

Pour terminer, un professeur invite les élèves à une séance de relaxation. Voilà cinq-cents enfants les yeux fermés dans un impressionnant silence, bercés par une musique douce et par la voix envoûtante du professeur. On n’entend plus un bruit, même pas un petit frôlement. Personne ne bouge. Je ne veux pas faire de comparaisons, mais je peux affirmer qu’un tel exercice est irréalisable en France. Pourquoi ? J’en connais la raison, mais ce serait trop long à expliquer !

Claude est de mauvaise humeur, car il est malade. Il a une santé fragile, et, en plus, quelques problèmes intestinaux le tracassent. À midi, Amnoay va au petit restaurant du coin chercher des soupes que nous mangeons sur la terrasse. Il fait chaud, Claude ne parle pas, il se bat avec les nouilles de riz qui glissent de sa cuillère chinoise et qu’il ne parvient pas à saisir avec ses baguettes. Amnoay lui propose une cuillère « européenne ». Il pose alors avec violence ses baguettes sur la table, se lève comme un ressort en rugissant « m… on ne peut pas manger tranquille ! » et part vers sa chambre en bougonnant. Amnoay fait un saut en arrière, et moi, j’aboie dans sa direction : « Tu pars avant ce soir, ce n’est pas un hôtel ici ! » Il essaye bien de s’expliquer, mais ma détermination le démonte. Je lui dis : « Ce que tu viens de faire là risque de se reproduire et je ne veux pas vivre sur le qui-vive avec quelqu’un qui a de telles réactions, alors c’est terminé, tu fais ta valise et tu t’en vas avant ce soir ! » Je ne connais Claude que depuis neuf jours, mais il vient de se disqualifier, car il ne correspond pas à l’idée que je me fais du compagnon de voyage. Il prépare calmement ses deux valises à roulettes, passe devant moi sans rien dire et arrivé au portail insiste pour donner deux mille bahts ( 50€ ) à Amnoay en lui disant « Je t’assure, ça me fait plaisir de te les donner ! » Cela ne vaut pas des excuses, mais il lui semble ainsi qu’on est quitte. Et je le vois partir sur la route, traînant ses valises. Il a presque un kilomètre à parcourir en pleine chaleur sur une route cimentée où les roulettes des valises risquent de rendre l’âme et je me sens pris de remords. La punition est sévère.

 

Mercredi 5 décembre 2012.

Surin.

La Thaïlande est une monarchie constitutionnelle où le Roi est respecté comme un être divin, et adulé par la foule lors de tous ses déplacements. Aujourd’hui, c’est le quatre-vingt-cinquième anniversaire du Roi Bhumiphol ( Rama IX ). De huit heures à vingt-deux heures, toutes les chaînes de télévision sont monopolisées par la même retransmission. On ne peut pas y échapper ! Les officiels, principalement des militaires, sont là, à faire des discours les uns après les autres… « Longue vie à notre Roi bien-aimé, à notre guide spirituel… » tout ce qui peut être flatteur et plaire aux millions de personnes rassemblées dans les rues et sur les places y passe. C’est le championnat du monde de la démagogie et de la « brosse à reluire ». Les gardes royaux sont immobiles, vêtus d’un pantalon noir et d’une veste rouge, coiffés d’un haut bonnet noir, ovoïde, semblable à une noix de coco. Certains arborent une veste bleu pâle et un couvre-chef assorti et c’est encore moins beau. Cette troupe colorée répète, en hurlant, des slogans proférés par un vieux chef adipeux. C’est à la fois affligeant et impressionnant. Les démonstrations militaires ne sont pas omniprésentes bien que le pays soit dirigé par l’armée. On préfère le lâcher de ballons au meeting aérien. La première ministre est une femme, la sœur de l’ancien premier ministre Taxin, chassé, il y a quelques années, par une foule vêtue de chemises jaunes ( couleur de la royauté ) descendue dans les rues pour manifester son mécontentement après des années de corruption et d’enrichissement personnel. L’armée, profita de l’aubaine, et en tira parti pour prendre le pouvoir après un coup d’État sans violence ; mais comme la corruption ne fit qu’empirer, la gestion du pays devint cahoteuse, et la même foule, vêtue de chemises rouges ( couleur de la révolte ) demanda le retour de celui qu’elle avait conspué et évincé : Taxin. Celui-ci ne pouvant revenir dans le pays, les électeurs choisirent sa sœur, une jeune femme tout à fait incompétente, mais qui a au moins l’avantage d’être jolie. Le pays venait d’échapper à une guerre civile, et le roi, pour la première fois se montra incapable de maîtriser la situation. Et aujourd’hui, le pays va de Charybde en Scylla, n’échappant pas à la crise mondiale… Les Thaïlandais ne savent plus à qui se fier, puisque le pour n’est pas mieux que le contre, et l’on a encore vu une timide tentative de coup d’État le 25 novembre dernier. Mais j’arrête là mes digressions, car voici le Roi qui apparaît. La foule est en délire, une marée jaune agitant de petits drapeaux jaunes ( couleur du Roi ) ou bleu blanc rouge ( drapeau national ). Cette masse jaune, compacte, hurle en cadence : « song pra chareun » « longue vie au Roi ». Et Rama IX, sous son dôme doré, sur son siège doré, dans son habit doré lève une main tremblante. La caméra zoome sur son visage émacié, la bouche légèrement tordue, le regard vague derrière ses lunettes. L’un des yeux reste fixe, exorbité, alors que l’autre bouge imperceptiblement. C’est le visage doux d’un homme qui a toujours su calmer les ardeurs des intrigants après de nombreux coups d’État, mais qui aujourd’hui n’en peut plus. Il a quatre-vingt-cinq ans, il est en mauvaise santé, il est pathétique ! Son épouse, la Reine Sirikit, longtemps adorée par une foule qui ne l’a plus vue depuis longtemps, est étrangement absente. Des ragots courent à son sujet, en réalité, elle est malade. La foule hurle toujours « longue vie au Roi », on pleure, on rit, on lève les yeux au ciel… La foule aime son Roi. Il tient une feuille, d’une main tremblante, et lit d’une voix éraillée, à peine perceptible un discours que les fidèles écoutent, la gorge serrée. La plupart des auditeurs le savent bien, c’est peut-être un discours d’adieu. Pratiquement toutes les personnes présentes aujourd’hui n’ont connu que ce roi durant toute leur vie, car il y a soixante-six ans que Bhumiphol règne sur le pays.

Au moment de repartir, le Roi est amené en fauteuil roulant jusqu’à un minibus, et le convoi s’engage dans les rues de la capitale. Il y a donc le minibus jaune, une Roll Royce jaune dans laquelle ont pris place les héritiers de la couronne, et les voitures rouges de la Première ministre et de sa suite. Voilà enfin le jaune et le rouge réunis côte à côte après avoir bien failli s’étriper il y a deux ans dans les rues de Bangkok !

 

Jeudi 6 décembre 2012.

Surin.

Je vais à Surin, « en ville » et je reviens en songtaew. 33 degrés, quelques nuages sombres à l’horizon, on pourrait penser qu’il va pleuvoir, mais le soir le ciel rougit, l’air fraîchit un peu, et l’averse attendue sera pour plus tard… peut-être dans cinq mois, quand la saison des pluies reviendra !

 

Vendredi 7 au jeudi 13 décembre 2012.

Surin.

Le matin, il fait frais, vingt degrés, comme « chez nous ». On se sent revivre. Amnoay a planté des graines de tomates apportées dans nos bagages, et les plans poussent à une vitesse surprenante. Toujours la même chaleur l’après midi et je reste à l’ombre à la maison, en attendant le coucher du soleil et un air un peu plus respirable.

 

Vendredi 14 décembre 2012.

Surin - Ayutthaya.

Voilà, c'est décidé, nous endossons nos bagages, et nous prenons le train pour Ayutthaya. Nous avons pris la solution la plus économique, celle du train gratuit pour Amnoay et à trente-neuf bahts ( un euro ) pour les étrangers comme moi. ( Pour trois heures de trajet ). Nous n'avons pas droit à un grand luxe ; les banquettes au revêtement de plastique crevé laissent apparaître une mousse sale et déchiquetée. Nous allons dans le fond du wagon à un endroit où nous disposons de deux places sur une banquette correcte. Malheureusement, nous ne tardons pas à comprendre pourquoi, ces places sont libres : c'est dû à la proximité des toilettes dont la porte ne ferme pas. Dans l'échelle des odeurs fétides, je pense que par rapport aux WC de ce wagon, la porcherie semble plus proche de la fabrique d'eau de Cologne.

La saison des pluies est terminée, le riz moissonné, les champs de chaumes roussissent doucement au soleil. De grandes flaques d'eau éparses se peuplent de hérons plantés de-ci de-là comme des quilles. Les petites vaches couleur de daim sont bien dodues ; elles deviendront squelettiques à la fin de la saison sèche, en mai, quand l'herbe se fera plus rare. Un énorme buffle noir, semblable à un éléphant de mer échoué se vautre dans une flaque de fange noire. Seules, les aigrettes l'accompagnant donnent une impression de propreté dans ce paysage d'un brun jaunâtre. Pas de cocotiers. Rien à voir avec ces idylliques images d'Épinal où le paysan coiffé de son chapeau conique fait de feuilles de latanier tressées pousse une charrue de bois tirée par un buffle placide. Le motoculteur, et de plus en plus de tracteurs ont banalisé un décor qui rappelle plutôt la savane africaine avec des arbres dispersés dans des chaumes roussis. La chaleur a blanchi le ciel où quelques nuages s'effilochent. C'est la saison sèche, chaude le jour, fraîche la nuit que les Thaïs appellent « redou nao », c'est-à-dire saison froide. Bien entendu, cela n'a rien à voir avec nos hivers pluvieux et froids.

Surin et Buriram ne produisent que deux récoltes de riz dans l'année alors que, dans la plaine centrale irriguée par le fleuve Chao Phraya que les habitants ont appelé « Maenam », ( mère des eaux ) on fait jusqu'à trois récoltes. Mais ici, on a la fierté de récolter le meilleur riz, le plus recherché, ce riz parfumé qu'on appelle aussi, à tort certainement « riz jasmin ».

Arrivés à Korat, nous attendons presque une heure pour continuer le voyage dans le train qui passait à Surin vingt minutes après le nôtre. Bien entendu, il a presque une demi-heure de retard. En Thaïlande, les voies uniques obligent à de nombreux arrêts à chaque fois qu'il faut croiser un autre train. Parfois on doit même attendre sur une voie de garage qu'un express nous double. Aussi, il serait malvenu de faire la moindre remarque quand le train a du retard : on ne sait pas exactement quand on part, et encore moins quand on arrive. Un jour, je suis arrivé à Surin avec quatre heures de retard. Tout le monde dormait dans le wagon : les passagers profitaient du retard pour prendre un peu d'avance sur leur nuit de sommeil. C'est ça, la philosophie des gens d'ici : si l'on prend un inconvénient par le bon côté, il recèle toujours un avantage.

Nous arrivons à Ayuthaya à dix-sept heures. Le paysage est devenu vert, le ciel a pris des teintes plus chaudes, et l'animation de cette ville touristique donne un peu le vertige : des touk-touk pétaradants, des motos, de grosses voitures japonaises... La rue est un furieux torrent, une cascade de véhicules hétéroclites. Ces quelques jours à Surin m'avaient éloigné de cette trépidante réalité.

Le soir, pour garder nos bonnes habitudes, nous allons au marché de nuit « Hua Raw ». Sur cette place très animée dès la tombée de la nuit, au bord du fleuve, on peut manger un succulent poisson frit en observant quelques barques glissant silencieusement sur l'eau aux reflets d'étain jusqu'à se perdre dans de mystérieuses ténèbres sur des rives à la végétation luxuriante. Pas d'éclats de voix sur ce marché, juste quelques rires qui fusent de temps en temps, le frôlement doux des tongues sur le sol et l'aboiement d'un chien, là-bas, sur l'autre rive près d'un mystérieux temple au portail doré. Parfois, le marché s’illumine d’une immense flamme jaune qui monte dans le ciel ténébreux. Une explosion ? Personne ne semble prêter attention à l’incident. Il s’agit d’un cuisinier laissant volontairement sa poêle s’enflammer et répandant ainsi de virulentes vapeurs de piment frit qui font éternuer et tousser tout le monde alentour.

Ayutthaya fut dévastée par les Birmans au XVII° siècle, et cette ancienne capitale a toujours gardé un lien étroit entre l'opulence du passé et le présent trépidant et agressif. Des stupas de briques rouges ourlées d'herbes sauvages côtoient les façades de verre des immeubles ; on peut, au détour d'une large avenue, se retrouver dans un soi obscur et misérable où quelques vieilles gens prennent le frais en berçant un nouveau-né. Ayutthaya, le présent lui va mal, et elle semble déraper vers un monde qui n'est pas le sien.

 

Dimanche 15 décembre 2012.

Ayutthaya - Kanchanaburi.

Nous montons dans un minibus qui traverse d'interminables plaines verdoyantes et des bourgades sans caractère, de ces villes qui ont poussé trop vite, sans plan d'urbanisme, sans souci d'esthétique. Chacun semble pouvoir bâtir où il veut et comme il l'entend. On trouve ainsi de vieilles masures de bois couvertes de tôles rouillées dans de modernes lotissements ou les barres d'immeubles à trois étages sont inhabitées. La bulle immobilière a fait des ravages dans les années 90 et le pays continue à construire et les spéculateurs attendent des jours meilleurs qui ne viendront certainement pas de sitôt. Alors, ces villas ou ces immeubles inhabités se couvrent d'une mousse noire qui n'est peut-être qu'un voile de deuil. Nous traversons Suphanburi et nous sommes surpris de trouver un colossal dragon de faïence colorée dominant un quartier de la ville. Il ne s'agit pas de l'entrée d'un parc d'attractions, mais tout simplement d'un temple chinois. La religion se met à concurrencer Disneyland ! L’an dernier, en février 2011, pour le nouvel an chinois, le spectacle avait été grandiose car près de ce temple, on avait organisé un feu d’artifice qui fut plus spectaculaire que prévu, car les pétards retombant sur la poudrière du stock de munitions de la caserne voisine, le quartier avait été dévasté. On avait expliqué aux familles des victimes que l’accident était dû à la malchance !

Le minibus arrive à Kanchanaburi, dans la gare routière un peu embouteillée où même les cars les plus imposants arrivent à se frayer un passage. Nous montons tous les deux plus mon gros sac à dos dans un cyclopousse. Cela doit bien faire cent-cinquante kilos. Le cycliste court en poussant sa machine pour lui donner de la vitesse, saute en selle et nous voilà intégrés dans la circulation de l'avenue principale. Il fait une chaleur lourde, l'air colle à la peau. Le brave cycliste sue, mais ne s'essouffle pas, il nous mène de son train régulier. Un euro la course, on peut bien se montrer un peu généreux et lui donner un peu plus. Il semble étonné, car il fait partie de cette caste à qui l'on ne fait pas de cadeau !

Nous allons au « Sugar cane Guesthouse », un petit hôtel dominant les eaux calmes de la rivière Kwai. Pierre Boulle aurait pu intituler son roman « le pont de Kanchanaburi » car c'est ici que coule la rivière Kwai rendue tristement célèbre par la voie ferrée qui demanda le sacrifice de cent vingt mille personnes, dont seize mille prisonniers de guerre anglais, hollandais ou américains. Il ne faut pas s'attendre à un pont de bois enjambant un torrent encaissé dans une jungle inextricable, le pont est un ouvrage métallique sur de massifs piliers de béton.

Ses parapets arrondis sont faits de barres métalliques rivetées ou boulonnées, et seules les deux du milieu ne sont plus authentiques, le pont ayant été bombardé ( par l'aviation alliée ) en 1945. Les Japonais n'avaient pas entouré le camp de prisonniers de barbelés, la jungle alentour était impénétrable, et de plus, les villageois des environs ramenaient les évadés au bercail pour toucher une prime. Un seul, aidé par les Karens de Birmanie, aurait réussi à rejoindre les forces alliées. Quand on fait le moindre effort physique à la mi-journée, sous ce climat impitoyable, on n'a aucun mal à imaginer le calvaire de ces forçats mal soignés, mal nourris, affaiblis pas les fièvres et la dysenterie. Vers la fin de la guerre, les Japonais voulurent déporter vers le Japon les quelques survivants de cet enfer, mais le bateau dans lequel se trouvaient les pauvres prisonniers fut bombardé par les Américains et ils disparurent en mer. On peut dire que le destin s'acharnait contre eux !

Aujourd'hui le pont est envahi par une nouvelle armée de Japonais, des gens d'un certain âge fils de soldats de cette ignoble armée d'occupation, et la plupart de ces « touristes » ressentent une certaine nostalgie pour cette époque où leur pays dominait le continent asiatique. Pendant ce mois de décembre, on organise, tous les soirs, un impressionnant son et lumière où le pont est attaqué, bombardé. Tout y est : les petits hommes verts qui hurlent, les silhouettes fantomatiques qui plient sous d'imposants fardeaux et même la locomotive d'époque qui traverse le pont en hurlant dans un nuage de vapeur. Cette reconstitution plus proche du film que de la réalité a été critiquée par les vétérans, mais je pense que c'est mieux que l'oubli, même si on frôle parfois le sacrilège.

 

Lundi 16 décembre 2012.

Kanchanaburi - Sangkhlaburi.

Nous prenons la route qui suit le chemin de la mort, c'est-à-dire la sinistre voie ferrée passant par le fameux pont. C'est la route menant vers le Myanmar. La jungle a fait place à des cultures diverses, petits champs de maïs, ignames, bananiers à demi dévorés par des broussailles qui semblent vouloir reprendre le dessus dès qu'on leur laisse un peu de liberté. Les habitations se font plus rares jusqu'à devenir de pauvres maisons de bois couvertes de tôles rouillées et autour desquelles règne toujours un désordre indescriptible.

La route devient sinueuse et le chauffeur ne s’embarrasse pas des véhicules plus lents : il les double ! Quand la route est droite, les usagers arrivant en face ont heureusement la bande d’urgence pour se réfugier, mais dans les longues courbes sans visibilité, j’ai toujours peur qu’un autre chauffeur aussi inconscient que le nôtre soit en train de doubler… alors, à quatre de front, nous avons peu de chance de pouvoir passer ! Mais par chance, cette situation catastrophique ne se présente pas !

La montagne se fait un peu plus découpée, avec de sinistres falaises calcaires, taches grises dans cet univers émeraude. Des lianes feuillues partent à l’assaut d’arbres immenses qu’elles finissent par étouffer et par habiller comme des silhouettes de fantômes encapuchonnés. Ici, ce sont des racines aériennes qui descendent des branches les plus hautes et partent à l’assaut de la terre, rendant ainsi les sous-bois encore plus impénétrables. De-ci de-là, les lourds plumets des bambous aux feuilles oblongues ajoutent une petite note gracieuse dans cet univers où l’on devine une lutte sans pitié pour la survie. Même les plus grands arbres n’échappent pas à cette loi, et ils finissent par être victimes de termites qui ne laisseront à leur place qu’un immense cône de terre ocre. Parfois, le squelette d’un teck immense, tronc rectiligne blanc, monte à plus de quarante mètres terminé par une main de bois aux doigts crochus. Dans une minuscule clairière gagnée difficilement sur une nature aussi exigeante, des bananiers et un petit champ d’ignames côtoient une misérable habitation vermoulue bancale, couverte d’un toit de tôle rouillée. Si je comprends que les habitants n’ont pas choisi de naître ici, je ne comprends pas comment ils peuvent accepter d’y rester pour mener une vie aussi difficile. Nous arrivons à peu près à l’endroit où, en 1943, la voie ferrée venant de Birmanie rejoignit celle venant de Kanchanaburi. Les deux équipes de forçats eurent droit à une fête d’inauguration organisée par les Japonais, et on leur offrit même la joie de pouvoir profiter de bordels ambulants amenés jusqu’ici pour la circonstance. De pauvres jeunes filles Karen ou Môn avaient été raflées dans les villages alentour. Les prisonniers, de l’état de victime, passaient ainsi à celui de bourreau… Il en va ainsi de l’être humain ! On n’arrivera jamais à avoir de belles victoires bien propres à opposer à de méchants tortionnaires.

Soudain, le lac de retenue de Khao Laem vient trouer la jungle de son étendue bleue étincelante au soleil. Il s’agit d’une retenue artificielle, cernée de collines ou de falaises plus ou moins abruptes. On m’avait vanté un décor merveilleux, je ne trouve qu’une étendue d’eau sur laquelle des pêcheurs ont disposé de pauvres radeaux de bidons métalliques sur lesquels ils ont érigé d’affreuses cabanes de bois couvertes de tôles. Je ne voudrais pas être chauvin, mais quand on connaît la beauté de nos lacs de montagne, on n’est pas disposé à s’émerveiller aussi facilement ! Le car grimpe une pente si raide, parmi les broussailles et les tecks aux larges feuilles, qu’il s’essouffle, s’arrête presque et avance maintenant en première courte, au pas. Je me demande même, par moments, s’il ne risque pas de repartir en arrière. Du sommet, le panorama sur le lac se fait plus large, mais pas plus beau, et nous entamons une descente aussi pentue que la montée précédente. Dans notre sens, la voie sinueuse est bordée de murs de béton. Nous descendons au pas ; l’odeur de freins surchauffés me prend à la gorge. Les passagers ont mis un mouchoir devant leurs narines et attendent patiemment que l’air redevienne respirable. Je pense que si les freins lâchent, guidés par les murs de béton, nous allons éprouver les joies sublimes d’une descente en « bobsleigh ».

Quand nous nous retrouvons dans la rue de Sangkhlaburi, écrasé par un soleil de plomb, à moitié suffoqués, nous n’avons qu’une envie : plonger dans un baquet d’eau fraîche !

 

Lundi 17 décembre 2012.

Sangkhlaburi.

Il fait presque frais, ce matin et nous décidons de nous rendre au « col des trois pagodes », à la frontière birmane. Nous n’avons que quelques pas à faire depuis notre hôtel ( « Sangkhalia inn » ) pour nous rendre à la gare des songtaews. Les véhicules, pick-up de couleur verte sont garés autour d’une cour poussiéreuse, quatre personnes attendent sur des bancs boiteux. Rien ne bouge, rien ne laisse prévoir le départ d’un véhicule. Pourtant, au bout de quelques instants, l’une des camionnettes démarre, vient se ranger devant nous et le chauffeur nous fait signe de monter. Nous longeons le marché en klaxonnant pour avertir d’éventuels voyageurs. Deux jeunes femmes ainsi qu’un homme sans âge, à la peau plus foncée que les Thaïs montent. Ce sont certainement des réfugiés birmans. Durant les vingt-deux kilomètres jusqu’à la frontière, ils se feront rançonner à chaque poste de police : cent bahts ici, deux cents plus loin… ils ont un permis de séjour, mais si les policiers veulent jouer au poker ce soir, il leur faut un peu d’argent de poche ! Ici, ces pratiques ne heurtent personne : c’est entré dans les mœurs !

J’étais déjà venu au col des trois pagodes il y exactement vingt et un ans. Trois petits stoupas presque en ruine se remarquaient à peine parmi les herbes folles, à l’orée d’une forêt d’où de menaçants hommes armés nous surveillaient, cachés derrière de gros arbres. Les visiteurs ne se bousculaient pas ! Aujourd’hui, une route bordée de réverbères descend jusqu’aux « pagodes ». Elles sont cernées par un marché de produits birmans. On y trouve de beaux meubles de bois sculpté avec art, des bijoux de pacotille, et surtout des colliers ou des bracelets d’onyx de toutes couleurs. Ces pierres viennent pour la plupart de Chine. Les stoupas ont été repeints, entourés d’une pelouse entretenue, et le poste frontière s’est doté d’une barrière et d’un bâtiment pour les policiers. On ne peut pas encore se rendre au Myanmar par ce poste frontière, mais les relations entre les deux pays s’améliorant un peu plus chaque mois, je pense que dans quelques années cela sera possible. On nomme « col des trois pagodes » cet endroit situé au creux d’un vallon, mais il ne faut pas s’attendre à trouver ici un endroit montagneux ; c’est juste un lieu de passage emprunté plusieurs fois par les Birmans venant piller le royaume de Siam. Les armées harnachées pour le combat, les éléphants caparaçonnés d’or, les dignitaires drapés de soie, dans leurs palanquins, tout ce beau monde passait par ici.

Les Japonais aussi avaient fait passer leur voie ferrée infernale en ce lieu.

 

Mardi 18 décembre 2012.

Sangkhlaburi.

Nous traversons la bourgade de Sangkhlaburi pour nous rendre au pont de bois. Les maisons sont dispersées dans des jardins ou des bosquets et la vie semble bien calme dans cette ville de onze mille habitants qui ressemble plutôt à un gros village. On y parle plusieurs langues : le birman, le karian, le môn, le lao, et plusieurs communautés cohabitent avec pour lien principal le bouddhisme et la philosophie de tolérance qui en est l’essence même. Nous arrivons au plus long pont de bois de Thaïlande. Le point de vue, si l’on veut en profiter, il faut entrer dans le parc du grand hôtel voisin. Une charmante employée ne manque pas de venir pour nous demander de sortir, le panorama étant réservé aux clients de l’hôtel. Dans de telles situations, je ne comprends évidemment rien, et je la remercie avec mon plus grand sourire plein de dents. Je ne m’attarde d’ailleurs pas à faire des photos, car le décor est massacré par d’horribles bungalows flottants couverts des sempiternels toits de tôles rouillées. Quant au lac, si une étendue d’eau doit être belle par essence, alors c’est beau… Moi, je trouve tout à fait quelconque ce lac artificiel dont les rives désertes ne sont occupées que par des baraquements de fortune ou des hôtels de mauvais goût. Nous traversons le pont de bois, construit il y a quelques années pour relier Sangkhlaburi au village môn où se trouve le curieux chédi Luang Phaw Uttama de style indien. Semblable à une pyramide percée de nombreuses niches dans lesquelles se blottissent de petites statuettes, il n’est pas recouvert d’or, mais d’une vulgaire peinture dorée. Cependant, à son sommet se trouve un petit trésor : la bagatelle de six kilos d’or pur.

Nous affrétons une barque pour contourner le Wat Sam Prasop, un temple immergé dont seuls quelques pans de murs émergent, et pour revenir au pied du pont. Mis à part quelques clients du grand hôtel se prélassant sur leur balcon, nous n’avons aperçu aucun touriste.

 

Mercredi 19 décembre 2012.

Sangkhlaburi –Nakhon Pathom.

Nous quittons Sangkhlaburi pour nous rendre à Nam Tok. Le car nous abandonne auprès de la cascade de Sayok Noi. J’aimerais bien me baigner dans l’une des vasques au pied de la cascade, mais nous n’avons pas le temps, il nous faut prendre le train de 13h30 vers Nakhon Pathom. Si le prix est surévalué pour les touristes, le billet est gratuit pour les Thaïlandais. Nous, les étrangers, nous payons cent bahts quelle que soit la distance parcourue. Quand on ne fait que rallier Kanchanaburi et Nam Tok, cela fait un peu cher, mais si l’on va jusqu’à Nakhon ou Bangkok, c’est raisonnable. Nous passons sur le viaduc collé à la paroi de calcaire, ouvrage d’art réalisé par les prisonniers avec de massifs madriers de teck. Le train serpente ainsi, le long de la paroi grise, suspendu dans le vide, au-dessus de la rivière Kwai. Dès qu’il a franchi cet ouvrage, la plupart des touristes descendent sur un quai, au bord d’un parking où d’énormes cars climatisés les attendent. Revenus au pays, ils pourront dire : « Nous, on a fait le pont de la rivière Kwai », même si en réalité ils ne sont montés dans le train que pour une distance de dix kilomètres… Le train continue parmi les plantations de manioc et de canne à sucre. Au loin, quelques pitons calcaires dessinent sur le ciel un profil de montagnes en forme de mâchoires aux dents acérées. Nous revoici au pont de la rivière Kwai. Le train s’arrête, beugle, et avance au pas pour laisser aux visiteurs le temps de s’abriter dans les refuges. Les quelques touristes qui restaient descendent ici. Quand nous continuons vers Nakhon, nous sommes presque seuls.

Évidemment, le train a pris du retard, alors nous arrivons à Nakhon Pathom juste avant la nuit. Le soir, le grand stoupa ( le plus grand du monde ) qui domine la ville est décoré de guirlandes lumineuses qui lui donnent un aspect irréel, un peu comme un grand manège à port Ventura ! C’est parfaitement kitch, mais c’est plus moderne ! Pourtant, d’ordinaire, quand le stoupa se détache, sa faïence semblant couverte d’or, sur le ciel noir comme jais, on ressent mieux le côté imposant et magnifique du monument. Mais ici, on aime tout ce qui clignote, qui étincelle, on adore les illuminations multicolores. Sur la place, devant le stoupa, une estrade a été dressée et des jeunes gens maquillés comme des femmes ou portant des masques effrayants jouent un likhé, mi pièce de théâtre mi opéra où le religieux et le profane font bon ménage. La souplesse des acteurs et la grâce de leurs gestes ont quelque chose de fascinant, mais quand on n’est pas initié, on finit par s’ennuyer, car il n’y a ni intrigue évidente, ni la moindre situation qui permettrait de comprendre. Pourtant, le public de tout âge, assis sur le sol semble captivé.

 

Jeudi 20 décembre 2012.

Nakhon Pathom – Nakhon Rajasima ( Khorat ).

Nous prenons le train jusqu’à Bangkok, puis après une quarantaine de minutes d’attente, nous nous rendons à Khorat avec un autre train, gratuit pour Amnoay, et pas cher pour moi. Il va jusqu’à Ubon, et à Khorat, alors qu’il n’a parcouru que le tiers du trajet, il a déjà deux heures de retard… Nous allons à l’hôtel Farthai, une copie certainement involontaire, de la Prison de la Santé…

Le soir, Amnoay ne manque pas de faire ses dévotions auprès de la statue de Thao Suranari, cette Jeanne d’Arc locale qui mit en déroute une armée de Laotiens en les enivrant la veille, tout simplement. Peut-être que Jeanne d’Arc à Reims, avait su, elle aussi, faire goûter le Champagne aux Anglais, mais cela ne s’est pas ébruité, car comment voulez-vous enseigner une telle chose aux enfants du catéchisme !

 

Vendredi 21 décembre 2012.

Nakhon Rajasima ( Khorat ) - Surin.

Encore un train gratuit pour Amnoay qui réussit à voyager à bon compte si l’on se contente du peu de confort de la troisième classe. Pour moi, ce n’est pas cher : soixante-seize bahts pour cent soixante kilomètres, soit un euro et demi. Et ça tombe bien, car si je m’ennuie dans les trains plus rapides de deuxième classe, dans ces omnibus qui s’arrêtent à toutes les gares, je suis au spectacle. À chaque arrêt, des marchands proposent des boissons, des fruits ou des plats cuisinés différents. Nous savons même où nous allons acheter du poulet rôti et des petits beignets semblables à nos « merveilles » ! Il faudra que je fasse un jour, une carte des spécialités culinaires régionales proposées dans les trains.

Le long de la voie, les forêts d’hévéas se font de plus en plus nombreuses. Chaque tronc rectiligne laisse couler sa sève laiteuse dans des petits pots comme on en voyait il n’y a pas longtemps encore dans les Landes. Dans ces forêts artificielles aux troncs méticuleusement alignés, on peut voir de superbes villas, presque des châteaux ; ce sont les résidences des propriétaires. Plus loin, disséminées dans les sous-bois, les cabanes des saigneurs autour desquelles sèchent, comme des torchons jaunâtres, les plaques de caoutchouc.

Quand nous arrivons à Surin, nous prenons un touk-touk jusqu’à la maison. Amnoay est contente de retrouver son « chez elle », moi, je me prépare à repartir au Laos dès dimanche ou lundi.

 

Samedi 22 décembre 2012.

Surin.

Il fait très chaud, mais je n’en souffre pas trop : je suis acclimaté. Je passe ma journée à mettre de l’ordre dans mes photos et mon carnet de voyage.

 

Dimanche 23 décembre 2012.

Surin - Paksé ( Laos ).

Nous prenons le train jusqu'à Ubon. Les trois heures de voyage ne sont pas éprouvantes, car la matinée est relativement fraîche et les propositions de nourriture sont toujours aussi fréquentes. Je me laisse tenter par une grosse cuisse de poulet, et Amnoay par des petits grillons frits. Les Asiatiques sont de plus en plus consommateurs d'insectes frits: sauterelles, énormes cigales ( que les touristes prennent à tort, avec dégoût, pour des blattes ) et même, surtout au Cambodge, des scorpions ou d'énormes araignées noires. Moi, comme la plupart des Occidentaux, j'hésite un peu à déguster de tels mets, pourtant, je sais bien que des insectes herbivores devraient me rebuter moins que des crevettes nourries avec des cadavres de toutes sortes d'animaux. Le décor est monotone roussi par le soleil, desséché par un vent presque violent. Dès notre arrivée à Ubon, nous sautons dans un songtaew bondé, direction la gare routière. Nous traversons la ville en zigzague « faisant le laitier » pour déposer des passagers dans divers quartiers. Dans la gare routière, il nous faut attendre plus de deux heures, et c'est le temps qu'il nous faut pour manger une bonne soupe et regarder les matchs de boxe thaïlandaise à la télé. Comme tous les dimanches, les matchs se suivent, avec de la pub entre chaque round, et un public passionné s'excite devant l'écran. Plusieurs téléviseurs sont disposés dans différents coins de la gare, et devant chacun, un groupe d'hommes acharnés hurle à chaque coup porté comme des bêtes féroces se congratulent, encouragent leur favori ou s'arrachent les cheveux. Tous les prétextes sont bons pour parier de l'argent, mais ici, ils n'osent pas, les jeux de hasard, mise à part la loterie, étant officiellement interdits.

À 15h30, nous prenons enfin le car qui doit nous déposer à Paksé au Laos. Il nous faut traverser la frontière à Chong Mek, juste le temps de faire mon visa. Le prix est de 31 $, mais si je paye en bahts, on me demande 1300 bahts, ce qui correspond à 43 $... Pour Amnoay dont le visa est gratuit, on demande une « participation » de 50 bahts ( 1,25 euro ) juste parce que c'est le week-end ! Les policiers des postes frontière ont de rutilantes grosses voitures, et tout le monde sait pourquoi... mais aucun officiel ou représentant de la loi n'osera s'attaquer à ce problème de corruption: ce serait trop compliqué à expliquer aux braves gens ! Au Laos on peut pratiquement tout faire si l'on connaît quelqu'un qui représente la loi, et l'on ne peut rien faire contre quelqu'un qui représente la loi.

 

Lundi 24 décembre 2012.

Paksé ( Laos).

Nous nous sommes installés au Nang Noi guest house, un hôtel récent et très correct. Je vais à la Banque du Commerce avec quelques billets thaïlandais, et l'on me donne trois millions cinq cent mille kips. Je n'ai jamais eu une telle somme en poche ! Nous nous arrêtons dans un petit café pour boire deux sodas, et nous payons dix mille kips... Nous ne sommes peut-être pas aussi riches que nous pouvions le penser en sortant de la banque ! Nous allons au grand centre commercial, un immeuble à trois étages où l'on trouve vraiment tout. La plupart des marchandises viennent de Chine ou de Thaïlande. La petite ville de Paksé me plaît bien avec ses bâtiments propres aux façades de couleurs variées dont les balcons sont ornés de moulures. On retrouve un peu le style colonial dans ces nouvelles bâtisses, et les anciennes maisons de colons ont été réhabilitées et considérées comme un patrimoine culturel. Contrairement à la Chine et à la Thaïlande qui détruisent leur passé pour élever du clinquant et d'immenses tours de verre, on trouve ici une continuité dans l'architecture qui donne un charme à ces petites villes de province. Autre côté agréable: le calme et la bonne humeur des habitants sont communicatifs. Pourquoi courir quand on peut arriver en marchant? La circulation est fluide, et lorsque les feux de signalisation passent au vert, la nuée de motos démarre en douceur, presque sans bruit.

Dans la rue principale, on inaugure un nouveau magasin. On a disposé des tables couvertes de nappes blanches sur lesquelles on a posé des soupières d'argent, une bouteille d'eau et l'inévitable canette de soda. Quand nous repasserons, le soir, les tables sont loin d'être toutes occupées, et les convives, vêtus de leurs plus beaux atours, mangent d'un air morose, dans un pesant silence.

 

Mardi 25 décembre 2012.

Paksé ( Laos ).

Ce matin, devant le nouveau magasin, on a disposé une longue table sur laquelle sont alignés les grands bols à aumônes des bonzes, et des gens endimanchés défilent, plaçant dans les bols de la nourriture et dans des seaux en plastique, des objets de première nécessité: brosses à dent, rasoirs, savonnettes... Les femmes portent des sarongs et des chemisiers de soie, les hommes des chemises immaculées avec, parfois, une écharpe de soie en travers de la poitrine. Lors de chaque inauguration, de maison particulière comme de boutique ou de bâtiment officiel, on fait appel aux bonzes.

Le calme de la ville, le climat pas trop violent, avec de douces matinées et des après-midi d'été, tout cela nous incite à rester un peu plus à Paksé. Nous allons au marché du matin. Sous l'immense halle, c'est un patchwork de fruits et légumes aux couleurs si vives qu'on a parfois du mal à croire qu'ils ne sont pas artificiels. Les fruits du dragon, boules roses aux écailles se soulevant en pointes, côtoient les grappes brunes des longanes ou le rouge insolent de petits piments si forts que je n'oserais même pas manger un fruit les ayant touchés. À côté d'une pyramide de noix de coco velues, d’énormes durions dispensent leur odeur de fruits pourris. Mais ce n'est rien par rapport à la puanteur qui vient se mélanger aux fortes senteurs de poisson séché: une odeur de fiente, de corps en décomposition, d'indéfinissables miasmes sordides qui me rentrent dans les narines, me laissant à penser que cela me suivra partout dorénavant, tant je me sens soudainement imprégné. Cette exécrable odeur provient de fûts sans couvercles pleins à ras bord et dans lesquels on voit flotter dans une saumure jaunâtre, des morceaux de poisson pourri. Cela ressemble tout à fait à de la merde, mais avec une puanteur encore plus fétide. Et la marchande puise dans cette sauce peu ragoûtante de grandes louches qu'elle déverse dans des poches en plastique transparentes, ce qui rajoute le côté horrible de l'aspect à celui du fumet. Pourtant, cette infection est comestible puisqu'il s'agit d'un condiment, d'une sauce très salée de poisson faisandé à verser sur le riz au moment du repas. Et je peux dire que le goût est loin d'en être aussi méprisable que l'odeur !

La plupart des femmes portent le chapeau conique des paysannes, ce qui donne à leur regard un petit côté inquisiteur, car elles se sentent à l'abri, protégées sous le rebord de feuilles de lataniers. Des poissons noirs et luisants se trémoussent dans de larges cuvettes en aluminium. Ce sont des silures qu'on assomme et qu'on éventre sans même les avoir tués. De grosses grenouilles brunes, flasques comme des crapauds s'agitent au fond d'un seau... Des carpes, des poissons aux écailles dorées ou cuivrées, de longs spécimens argentés, sont exposés, parfois à même le sol. Les étals de bouchers côtoient les boutiques de marchands d'encens, et toutes les odeurs se mélangent, donnant un parfum douceâtre et un peu écœurant. Les gens sont charmants, toujours prêts à plaisanter et à se laisser photographier. Dans le sourd bourdonnement de ruche fusent de temps à autre des éclats de rire ou les cris de commerçants s'interpellant. Quel est le secret de ces gens pour avoir banni l'agressivité de leur existence ? Ils semblent heureux, et quand ils ont gagné suffisamment d'argent pour subvenir à leurs besoins ordinaires, ils se sentent riches. Mais malheureusement, le « progrès » les rattrape et les besoins créés par notre société de consommation aussi ; alors le Laos aujourd'hui, c'est encore un îlot de sérénité dans une Asie dont le dragon du commerce est en train de s'ébrouer frénétiquement.

 

Jeudi 27 décembre 2012.

Paksé - Don Det ( Laos ).

Nous prenons le car climatisé jusqu'à Nakasang pour trois heures de route. Il n'est pourtant pas si loin ( en 1994 ) le temps où, sur une piste de terre rouge toute défoncée par les pluies de mousson, il fallait la journée, dans un camion essoufflé, pour faire le même trajet. Ce matin, un jeune touriste ose se plaindre parce que le car démarre avec une demi-heure de retard. Il y a deux ans encore, avec le songtaew, on s'arrêtait dans les villages pour laisser au chauffeur le temps de déjeuner. Nous étions alors assaillis par une horde de petites marchandes de brochettes ou de fruits. Pourtant, pour le retour, nous aurons le choix entre le poulet grillé et le songtaew très bon marché, ou le confort, et je choisirai le car climatisé. Alors le voyage n'est plus le même: il devient insipide.

À deux kilomètres de Nakassang, le car s'arrête car le jeune homme qui déplorait que nous démarrions avec une demi-heure de retard veut se rendre au Cambodge. Le chauffeur dépose son sac sous un petit abri de fortune et lui explique que sa correspondance va arriver. Le pauvre gars se retrouve désappointé, sous un toit de palmes posé sur quatre piquets tordus, en plein soleil dans un coin presque désert. Voilà une bonne occasion de s'imprégner et comprendre le voyage. Après quelques expériences comme celle-ci, soit il aura tout compris, soit il ne reviendra plus.

L'arrivée à Nakassang, petit village au bord du fleuve, est surprenante. La route finissant en cul-de-sac au bord du Mékong a été cimentée, mais elle n'est pas assez large, alors tous les véhicules s'entassent au bout, et cela crée un bel embouteillage. Les cars, les tricycles, les voitures à bras, les gros 4x4... tout semble coincé définitivement ici au bout de la route.

Nous montons dans une longue barque à moteur jusqu'à Don Det. Nous sommes à Si Pan Dong, ce qui signifie Quatre Mille îles. Ici le Mékong a jusqu'à quatorze kilomètres de largeur, ralenti par un barrage naturel, un immense escalier qu'il franchit en cascades écumantes. De petits îlots de sable se sont formés, chacun couvert d'arbustes, et l'on a décidé qu'il y en avait quatre mille. C'est un nombre tout à fait aléatoire, car à la saison des pluies, une grande partie de ces îlots sont submergés. Nous louvoyons entre des buissons touffus où se cache parfois un buffle placide, au dos noir et luisant. La barque nous dépose à Bounhome guest house, le petit coin parfois trop calme où nous avons nos habitudes. Nous ne sommes pas venus depuis deux ans, et rien n'a changé ici. Le patron est l'exemple même de l'immobilité quotidienne: le matin, laisser dériver la barque en posant les filets, sieste, repas, après-midi dans le hamac, relever les filets où jamais aucun poisson ne se prend, et le soir, couché sur le plancher, il regarde la télé thaïlandaise, un peu moins mauvaise que la télé laotienne. Aucune ambition, aucun désir d'améliorer son petit hôtel ou d'inciter les clients à venir manger dans son restaurant, il gagne peu d'argent, mais c'est nettement suffisant pour pouvoir mener une vie tranquille avec sa femme, son fils de neuf ans et leur bébé de quatorze mois. Le double plafond en feuilles de cocotier tressées s'effondre un peu, il suffirait de le consolider avec cinq ou six clous, mais c'est trop demander. Quand il s'effondrera tout à fait, soit on se décidera à le refixer, soit on l'enlèvera. Les sept petits bungalows sont occupés. Il y a un petit chauve un peu ventripotent qui semble avoir du mal à traîner son ombre sur les sentiers poussiéreux aux heures les plus chaudes de la journée, une Thaïlandaise qui passe le plus clair de son temps à faire la lessive ou à mijoter des petits plats en cuisine, un grand jeune homme anglais maigre comme un bambou qui boit de la bière dans la journée, fume de la gancha le soir et marche voûté, d'un pas mal assuré, une Japonaise qui dessine ou peint des scènes bucoliques photographiées au préalable sur les rives du Mékong, et deux grandes Anglaises qui se balancent dans leurs hamacs en lisant quelque roman de gare. ( Ah oui, j'oubliais de préciser que le petit chauve c'est moi, et la Thaï Amnoay ) Il n'y a jamais grand monde au restaurant, car les plats étant servis à toute heure entre sept et vingt-deux heures, l'une mange quand elle a fini son tableau, l'autre quand le linge est étendu et les anglaises quand elles ressentent le besoin de changer d'activité. Juste à côté, le fleuve glisse doucement, imperceptiblement, et c'est comme si tout le paysage se déplaçait. Je ne sais plus qui est immobile, des îlots ou de l'eau. Suivant l'intensité de la lumière, cette eau couleur bronze ou vieil étain prend des reflets éclatants, bleus comme le ciel. À force de contempler ce spectacle, je me sens envoûté, et je ressens le même malaise que dans une gare lorsqu'on ne sait pas si c'est son train ou le train voisin que se déplace. Un bruit de moteur, une pétarade, vient me ramener à la réalité. Une barque passe louvoyant sans raison apparente pour éviter des hauts fonds échappant à mon manque de connaissance des lieux. Les Laotiens, eux, savent lire sur le fleuve, et suivant de minuscules remous ou de petites rides de surface, ils évaluent la profondeur. Même de nuit, ils ne se trompent que rarement.

Le restaurant se trouve soudain dans la pénombre: la nuit tombe brusquement sous les tropiques. Le Mékong semble alors plus luisant, plus mystérieux. Je perçois des éclats de voix de femme, quelque part parmi les minuscules îlots, sans pouvoir les localiser. Soudain, une pirogue apparaît, contournant un banc de sable jaune, et les hoquets de son moteur viennent troubler le silence qui semblait bien s'être installé pour la nuit. Une femme, coiffée de son cône couleur paille converse avec le piroguier, et ce sont ses éclats de voix destinés à couvrir le bruit du moteur que je percevais. Plus tard, la lune surgit au-dessus du panache d'un bouquet de bambous. Elle monte dans le ciel, couleur corail virant aux teintes cuivrées puis dorées et son reflet donne à l'eau un aspect d'huile lourde et visqueuse.

 

Lundi 31 décembre 2012.

Don Det ( Laos ).

Nous avons deux mignonnes petites grenouilles dans la salle de bains du bungalow. Elles me regardent avec des yeux noirs étonnés, et je parviens même à les attraper. Elles sont dorées, à peine plus grosses qu'une feuille de laurier, et leurs pattes palmées, munies de ventouses leur permettent de se coller aux murs et même au plafond. Nous les avons prises en sympathie, car elles mangent tous les insectes attirés par l'humidité des lieux. Donc, nous avons pris l'habitude, entrant dans la salle de bains, de repérer l'endroit où se cachent nos deux « amies ». Mais cette après-midi, c'est un tout autre animal que découvre Amnoay : un long serpent vert-jaune au ventre blanc qui lui file devant les pieds, grimpe au coin de la porte et disparaît dans le double plafond. Nos amies batraciennes sont terrorisées, Amnoay inquiète, sent déjà qu'elle va mal dormir, en compagnie d'un reptile. Heureusement, un peu plus tard, le serpent dérangé dans sa chasse aux grenouilles décide de s'enfuir, et nous le voyons glisser sur notre toit et se fondre dans les branches des arbres. Il fait bien un mètre de long, de quoi faire une belle ceinture de pyjama !

 

Mardi 1 janvier 2013.

Don Det ( Laos ).

C’est un jour comme un autre qui commence par un lever de soleil incendiant l’horizon, puis le fleuve, dessinant en ombre chinoise, les contours de quelques cocotiers à l’horizon. C’est le moment le plus bruyant de la journée, car c’est le défilé des pirogues convergeant vers le marché de Makassang. La plupart d’entre elles, échappement libre, font un boucan d’enfer qui n’a même pas le temps de s’estomper dans le lointain, que la barque suivante arrive. Des villageoises, recroquevillées sous une bâche ou dans de grosses vestes trop amples sont frigorifiées Il est vrai que c’est la saison sèche et froide et que le mercure peut descendre jusqu’à dix degrés, ce qui est glacial pour ces gens. ( vers quatorze heures, il fera trente degrés ! )

Je pars le long de l'ancienne voie ferrée en vélo avec Virginie et Stéphane, deux Français rencontrés hier. Nous avons loué des vélos peu adaptés aux chemins de terre de l'île. La voie ferrée de quatorze kilomètres a été construite par les Français au temps de la colonisation pour permettre aux marchandises et même aux bateaux de remonter le Mékong barré par une série de chutes infranchissables. À chaque extrémité, deux imposants ouvrages de béton sont encore debout. Quand nous arrivons à l'un des ouvrages, à Ban Hang Khon, le soleil est presque à la verticale et, du haut de l'énorme infrastructure bétonnée, nous dominons le fleuve qui scintille entre les touffes éparses d'arbustes, petits îlots semblables à des pompons posés sur un tapis de lumière. C'est ici que l'on peut encore voir les derniers dauphins Irrawaddy, ceux qui ont échappé à la pollution, et surtout à la pêche intensive à la dynamite.

Près de l'ancien pont construit par les Français, l'on peut voir l'ancienne petite locomotive qui tirait les convois. Les rails « Decauville » étaient ceux du petit train récupérés à la fin de l’exposition universelle.

Il reste, dans le village, deux maisons coloniales : l’une réhabilitée en hôtel de luxe, l’autre, l’ancien hôpital colonial, tombant en ruine. Je suppose que personne ne veut racheter ce bâtiment, car dans un hôpital, il y a des gens qui meurent, et leur esprit viendrait hanter les habitants. L’atavisme animiste des Laotiens les prédispose à de tels raisonnements et met souvent un frein aux affaires.

Le soir, un énorme touké à l’affût au-dessus de la porte de mon bungalow, cherche à piéger les milliers d’éphémères voltigeant autour de la lampe. Il a davantage l’air d’un petit alligator que d’un lézard. Il fait bien cinquante centimètres de long, il a un gros ventre, des pustules orange sur le corps, une longue langue qui happe tout ce qui passe à sa portée, et il vit également dans le faux plafond. Ce don que nous avons d’attirer les animaux, est tout à fait positif, me semble-t-il, et Amnoay pense comme moi, mais nous nous réfugions sous notre moustiquaire bien hermétique tous les soirs, au cas où ces charmants hôtes auraient l’idée saugrenue de venir partager notre couche !

 

Mercredi 2 janvier 2013.

Don Det ( Laos ).

Moment de tristesse ce matin : notre amie est morte. Notre petite grenouille s’est laissé coincer sous la porte de la salle de bains. C’est Amnoay qui a provoqué l’accident et elle en est toute chavirée, car bien que nous craignions qu’elle ne devienne trop affectueuse avec nous, nous nous étions attachés à ce placide petit animal qui se laissait même prendre au creux de la main. Et voilà la pauvre bête allongée sur le sol, les pattes étirées, semblable à un petit morceau de chiffon tout mou. Nous lui réservons des obsèques tout à fait honorables puisque je la dépose dans l’onde paisible du grand fleuve. Elle servira de pâture à quelque poisson, ou mieux, à un héron, ce qui est une fin plus naturelle, pour une grenouille que de finir lamentablement dans une cuvette de toilettes !

Dès sept heures trente, nous partons, Virginie, Stéphane et moi, aux chutes de Khone Phapeng avec la barque de Bounhome, le patron des bungalows. Il souffle un petit air frais qui nous laisserait presque croire que nous sommes au bord de la mer. Nous nous laissons glisser, à peine plus vite que le courant sur une eau encore sombre et luisante en cette heure matinale. D’énormes remous laissent supposer qu’un rocher affleure la surface, et Bounhome louvoie entre les buissons émergeant à peine, les îlots cernés de bancs de sable jaune et les rocs acérés insidieusement cachés sous les reflets du fleuve. Il connaît bien les lieux, et son regard inquisiteur cherche le passage le plus sûr. Nous sommes assis sur une natte couvrant le plancher de l’étroite barque, et nous trouvant juste au niveau de l’eau, les remous se formant dans le courant et dans quelques rapides seraient presque impressionnants si l’on se mettait à réfléchir ; car nous n’avons ni gilets de sauvetage, ni pagaies, ni même une ancre qui nous permettrait d’éviter d’être entraînés vers les chutes si le moteur venait à tomber en panne. Dans de tels moments, il faut profiter de ce qui est beau et ne pas penser aux mauvaises choses qui ont d’ailleurs très peu de chances de nous arriver. D'ailleurs, la descente du Mékong dans une barque insubmersible avec des gilets orange sur le dos et des bouées rouges et blanches sur le bord serait tout à fait inintéressante. Le risque, plus ou moins grand, fait partie du voyage et en fait tout son attrait ! Le Mékong éclatant sous le soleil encore bas file vers l’horizon, et à l’endroit où le ciel et l’eau se rejoignent, une barre de brume blanche s’agite et semble vouloir s’élever vers l’azur du ciel matinal. Ce sont les embruns montant de la chute dont on perçoit nettement le souffle à huit kilomètres.

Nous accostons à huit cents mètres de Khone Phapeng, et nous nous en approchons à pied. On ne manque pas de nous taxer de trente mille kips, et je trouve cela tout à fait contestable ! Si l’on se met à nous faire payer pour admirer les beautés naturelles de notre planète… Les Laotiens eux, ne payent pas. Seuls les étrangers doivent mettre la main au portefeuille ! Ah bon ! S’ils ne veulent pas payer, ils n’ont qu’à rester chez eux ! Et cela aussi est un raisonnement contestable…

Plus nous approchons, plus le souffle sourd de l’eau devient perceptible, un peu comme une beauté grandiose qui s’annoncerait peu à peu avant de nous éblouir au détour du sentier. Et nous voilà soudain face à une barre écumante éclatante de soleil, dévalant parmi de noirs rochers acérés. À nos pieds l’eau bouillonne, tourbillonne, hésite entre le blanc de l’écume et le jaune, avec des trous verts, glauques, des vagues s’élançant à l’assaut des parois noires, disparaissant, pour ne plus reparaître au même endroit. C’est le désordre, le chaos, la puissance de la nature à la fois effrayante et attirante. On a envie de s’approcher, de voir de plus près cette chose gigantesque qui nous fait presque peur. Et l’on escalade les rochers, juste au-dessus des sinistres tourbillons, et l’on se fait peur à se pencher au-dessus de l’écume et du grondement terrifiant de l’eau dont on sent l’odeur fade et l’humidité pénétrante. Pas de barrières de sécurité, pas de sentiers aménagés, pas de zone interdite… chacun va où il veut, s’il tombe dans les remous, personne ne le repêchera, car il sera avalé, englouti vers les profondeurs du torrent avant que personne ne puisse réagir. En mars, lorsque les eaux sont plus basses, j’ai vu les pêcheurs grimper pieds nus le long des rochers luisants et glissants pour aller jeter leurs filets dans des remous qui les avaleraient inexorablement à la moindre maladresse. Aujourd’hui, pas de pêcheurs, juste quelques rares touristes chinois qui courent et grimpent dans tous les coins comme des chèvres.

J’ai vu cet endroit à la saison des pluies, lorsque l’eau jaune bascule par-dessus les rochers avec une violence terrifiante, et si le spectacle est réellement effrayant, il est moins beau qu’aujourd’hui où les cascades éclatantes se faufilent jusque parmi les arbres des rives.

C’est ce barrage naturel en travers du cours du Mékong qui avait donné l’idée aux colons français de construire la voie ferrée de Don Khone à Don Det, de façon à ce que les marchandises puissent remonter vers Vientiane et Luang Prabang.

 

Jeudi 3 janvier 2013.

Don Det – Paksé ( Laos ).

Aujourd’hui nous revenons à Paksé, 144 kilomètres au nord. Nous sommes heureux de retrouver cette petite ville animée et calme à la fois. Acheter de délicieuses mangues au marché, sucer une glace, déguster un poisson frit à la terrasse d’un restaurant… avec un verre de vin rouge… Voilà des plaisirs de citadins dont nous étions privés dans la petite île de Don Det ! J’aime l’aventure, le calme de régions un peu « reculées », le paysage sans bus ni voitures, mais quand je reviens en ville, je retrouve des plaisirs dont j’ai du mal à me passer à long terme. Je suis intoxiqué par notre civilisation que j’abhorre parfois !

 

Vendredi 4 janvier 2013.

Paksé ( Laos ).

Ce matin, je me lève à cinq heures pour assister au « tak bat », cette cérémonie quotidienne au cours de laquelle les gens offrent la nourriture aux bonzes. Ceux-ci vont par groupes d’une vingtaine, égayant la rue de la tache orange et jaune de leur robe, et ils défilent lentement devant les personnes agenouillées sur le trottoir. Elles leur versent une cuillère de riz dans le bol à aumônes et agrémentent l’offrande avec quelques petits plats cuisinés. Les bonzes se regroupent alors, juste le temps de psalmodier sur un ton monocorde des textes religieux incompréhensibles. Je ne sais pas ce qu’ils expriment, mais je sais que ce ne sont pas des remerciements. Les moines bouddhistes ne mendient pas, au contraire, ils offrent. Ils offrent la possibilité à chacun de faire une bonne action en donnant. Ainsi, ce n’est pas le bonze, mais celui qui donne qui remercie. Chaque pratique a ses rites. Il serait ridicule de dire que le prêtre est anthropophage lorsqu’il dit avant la communion « buvez, ceci est mon sang, mangez, ceci est mon corps ». De la même façon, c’est lorsqu’on n’a pas compris le sens de la philosophie bouddhiste que l’on croit que les bonzes sont des mendiants !

Vers huit heures, nous nous installons à la terrasse du DaoLin pour prendre un petit déjeuner de rêve : œuf frit accompagné de petits morceaux de viande de porc frits avec des oignons et de pommes frites, et pour Amnoay, un délicieux petit pain fourré au pâté de porc ( les Français ont laissé des habitudes culinaires ) et à la salade de papaye verte. Le « café lao » qui suit ne fait que parfaire l’ensemble.

Situé à un endroit stratégique, au carrefour de deux rues, j’ai tout loisir d’observer le mouvement. C’est l’heure de partir à l’école, et les parents accompagnent leurs enfants en moto. Souvent, le père, la mère et trois enfants… un accroché au guidon, devant les genoux du conducteur, les deux autres derrière, en sandwich entre les deux parents.

La marchande de fruits, coiffée de son chapeau conique à larges bords, sa palanche à l’épaule, trottine, le corps rigide, la croupe ondulant légèrement pour ne pas donner de ballant aux deux paniers de bambou tressé suspendus de chaque côté.

On peut aussi croiser la marchande de thé, avec, d’un côté de sa palanche la grande caisse dans laquelle elle range les tasses et le thé, et de l’autre le bidon d’eau chaude. Dans l’ombre de son chapeau vietnamien, on ne distingue de son visage que le blanc de ses yeux et les dents éclatantes de son sourire.

Nous retrouvons Virginie et Stéphane qui rentrent en Thaïlande plus vite que prévu, car elle s’est brûlée avec un pot d’échappement de moto, et ils ont peur que la blessure ne s’infecte.

 

Samedi 5 janvier 2013.

Paksé ( Laos ).- Surin ( Thaïlande ).

Aujourd’hui, nous partons à Ubon, en Thaïlande, avec l’intention de continuer vers Surin.

À huit heures, un triporteur vient nous chercher à l’hôtel Nangnoi pour nous mener à la gare routière. Les voyages deviennent de plus en plus faciles, même sac au dos ! Un vieux car nous attend sur le parking. Les portes des soutes à bagages semblent ne pas fermer correctement, alors je glisse mon sac tout à fait au fond pour qu’il ne tombe pas sur la route. Lorsqu’Amnoay s’assied, son dossier s’effondre sur les genoux du passager derrière elle. J’essaye de réparer l’avarie, mais je dois faire appel au chauffeur qui va chercher des outils encore plus fatigués que le car et qui parvient à faire une réparation qui ne semble pas convaincante, mais qui tiendra malgré tout.

Le passage de la frontière est très rapide, juste le temps de remplir un petit formulaire pour que le policier thaï m’octroie quinze jours de visa. Allez savoir pourquoi, quand on arrive en avion on a droit à un mois, et par voie terrestre à quinze jours ? C’est un peu comme si le gouvernement thaïlandais ne voulait pas qu’on reste longtemps à dépenser nos dollars chez eux ! Et ils se plaignent du manque de touristes… C’est vrai qu’il ne faut pas trop chercher la logique dans les décisions gouvernementales !

Et nous voilà sur les larges routes de Thaïlande, surplombant le lac artificiel de Sirinthon. Le ciel bleu, l’eau bleue, les arbustes un peu rabougris sur une terre ocre : on se croirait dans un paysage méditerranéen. Soudain, un grand bruit, comme une sourde explosion, une secousse, puis une seconde, presque simultanée, et nous voilà totalement arrêtés avec une fourgonnette pick-up que nous projetons sur une autre voiture, puis sur le bas côté… Nous venons tout simplement d’avoir un accident ! Pesant silence dans le car. Je vois le chauffeur de la Toyota que nous venons de percuter descendre calmement, et sans se préoccuper le moins du monde des dégâts occasionnés aux véhicules, sans même jeter un regard au chauffeur de notre car, dégainer son téléphone et parler, tout calmement, certainement pour signaler qu’il sera un peu en retard au repas de midi ! Personne ne parle, pas de reproches, pas de pourquoi ceci pourquoi cela… La police arrive très vite. Le chauffeur est invité à raconter ce qui s’est passé en long en large et en travers et il fait des moulinets avec les bras, montrant la route en amont, puis la Toyota, puis l’autre véhicule contre lequel il a projeté la voiture percutée. Et quand il a fini, un autre policier arrive et veut connaître la version des faits, et ensuite, il faut recommencer. À travers la vitre, je n’entends pas, mais je devine qu’il oublie de dire que les freins n’ont pas fonctionné. Le chauffeur de la Toyota donne son permis au policier et s’éclipse sans rien dire à personne. Il a compris que ces discussions stériles risquent de continuer longtemps ! Finalement, il ne sera pas en retard au repas de midi ! Et quand nous avons perdu une bonne demi-heure, les policiers demandent aux chauffeurs des deux véhicules qui peuvent encore rouler de se rendre au poste de police de la frontière. Notre chauffeur de bus laotien fait demi-tour, et comme au Laos on roule à droite, il oublie qu’en Thaïlande on roule à gauche, et le voilà parti du mauvais côté avec une voiture arrivant en face. On évite la collision de justesse. Je commence à me poser des questions sur le chauffeur qui a l’air d’être meilleur bricoleur, il l’a prouvé en réparant le siège, que chauffeur ! Mais là où je doute totalement, c’est quand il prend l’autoroute à contre-sens sur une centaine de mètres avec un camion arrivant en face pour se rendre au poste de police. Et tout le monde descend, cherche un coin d’ombre auprès du bus calé par une grosse pierre devant la roue, ce qui tendrait à prouver ce que je soupçonnais déjà : les freins sont un peu défectueux ! Nous attendrons presque deux heures avant de repartir avec le même chauffeur et le même car pour deux heures de trajet ! Chacun s’attend au pire, mais personne ne dit rien : on verra bien ! Et l’on arrive à Ubon avec deux heures et demie de retard. Il faut savoir se montrer patient !

Entre Ubon et Surin, nous montons dans un car climatisé conduit par un pilote de rallye, du moins je suppose, tant nous sommes balancés dans les virages. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il a de bons freins, car nous sommes sans arrêt projetés sur le dossier devant nous. C’est très pénible, car on ne voit pas la route, devant, car il y a une cloison entre les passagers et le chauffeur.

À Surin, nous finissons avec un Touk-touk pour arriver « chez nous ». Finalement, nous avons passé une bonne journée, nous ne nous sommes pas ennuyés et nous apprécions de nous retrouver « au bercail » !

 

Du 6 au 13 janvier 2013.

Surin ( Thaïlande ).

Nous restons « chez nous », dans notre maison, et nous laissons couler le temps. Amnoay va en ville ( à Surin ) tous les jours en moto, moi je profite de la relative fraîcheur des matinées, et l’après-midi, je prends parfois un « songtaew » pour me rendre à Surin où je n’ai pas grand chose à faire, sauf flâner entre la quiétude d’un temple et l’agitation du marché.

 

Lundi 14 janvier 2013

Bangkok.

Dans le train couchettes entre Surin et Bangkok, la nuit a été longue. Un courant d'air froid me tombait dessus par une fenêtre que je n'arrivais pas à fermer tout à fait, et à chaque fois que je m'endormais, le train ralentissait et le wagon heurtait la voiture précédente avec un fracas de collision qui me faisait sursauter.

Quand nous arrivons à Bang Sue, dans la banlieue de Bangkok, je descends pour prendre le métro, car je sais que les deux derniers kilomètres sont souvent très longs, le convoi attendant que sa voie se libère, stationné en bordure d'un bidonville qui n'a rien de réjouissant.

Dès mon arrivée sur Sukhumvit, je retrouve l’agitation de cette ville à la fois détestable et envoûtante. Il est neuf heures, je dépose mon sac à l’hôtel et je repars aussitôt à l’ambassade du Myanmar. Il y a foule jusque sur le trottoir. Depuis que le pays a la réputation de s’être libéralisé, c’est la ruée. Les bruits les plus farfelus courent : les hôtels ont triplé leurs prix et sont complets, les prix ont terriblement augmenté, il n’y a plus de places dans les avions... J’ai eu mon billet d’avion deux fois moins cher que l’an dernier et aux dates voulues, alors cela me laisse supposer que tous ces propos alarmistes ne sont que des ragots, du moins je l’espère. Pour le visa, on me fait remplir une feuille demandant quel est le nom de mon père, mon métier, la date à laquelle j’ai commencé à travailler, la date à laquelle j’ai pris ma retraite, bref toute une liste de renseignements dont je ne vois pas l’utilité. Il me faut attendre trois heures pour que mon tour de déposer le passeport arrive. Je le récupérerai dans deux jours.

 

Mardi 15 & mercredi 16 janvier 2013.

Bangkok

Je flâne dans Bangkok et j’essaye de passer à l’ombre, car le soleil est cruel en cette saison où les pluies ne sont qu’un lointain souvenir ; ajoutons à cela le bruit infernal de la rue, les gaz d’échappement, et l’on a le cocktail « mégapole » idéal. Tous les ans je me demande jusqu’à quel point cela pourra être vivable, à chaque fois c’est pire, et la ville ne s’est toujours pas étouffée. Pourtant cela arrivera dans un proche avenir, car les avenues bloquées, les transports en commun saturés, il faudra bien que quelqu’un se décide à prendre l’exemple de Hong Kong où les heures d’ouverture et de fermeture des magasins et bureaux sont étalées sur douze heures.

 

Jeudi 17 janvier 2013.

Bangkok - Yangon ( Myanmar ).

J’ai un mal fou à réduire le poids de mes bagages à vingt kilos. Il est certain que j’emporte à chaque fois tout un tas de choses qui ne me serviront pas, mais cela me rassure. Ce n’est pas dans mes habitudes de partir en avance, mais aujourd’hui, je vais faire une exception à la règle. Mon l’avion décolle à 16h30, mais je quitte l’hôtel à midi. Ainsi je ne serai pas stressé. Je prends le taxi jusqu’à la gare de Makassang. L’avenue Sukhumvit est toute bouchée, paralysée : rien ne bouge. C’est l’heure de pointe : Bangkok bouchonne ! Dans de telles situations, on peut très bien rester bloqué à un feu rouge une demi-heure ! Je fais passer le taxi par les petits soi ( les petites ruelles ), et on arrive à Makassang. Le chauffeur ne trouve pas l’entrée de la rampe d’accès de l’étage des départs, alors il me laisse dans le parking souterrain !

Le train rapide jusqu’à l’aéroport de Sawanabhumi file sur une voie perchée sur des piliers de béton, et nous dominons la banlieue de Bangkok. Curieux paysage que ces terrains vagues, véritables jungles, voisinant avec des immeubles aux façades de verre. Parfois, une villa cossue se retrouve étouffée entre deux usines, des bidonvilles aux toits de tôles rouillées cernent des bassins où l’eau stagnante et glauque doit apporter son lot quotidien de moustiques.

Arrivé à l’aéroport, j’apprends que mon avion ne décolle pas d’ici, mais de Don Muang, au nord de Bangkok. Heureusement que je suis arrivé avec trois heures d’avance ! Me voilà donc sur l’autoroute, dans un taxi se faufilant dans une circulation fluide. Bien que le chauffeur soit prudent, il double aussi bien à droite qu’à gauche... Il passe où il y a de la place. La police fait des contrôles radars ( j’en ai vu un ! ), mais ne sanctionne pas les autres fautes de conduite. Cela viendra, le jour où ils se rendront compte qu’il peut y avoir beaucoup d’argent à gagner !

L’avion AirAsia part à l’heure. Une heure dix de vol dans un ciel cotonneux, et nous entamons la descente sur Yangon, au soleil déclinant, au-dessus d’un damier de canaux et de rizières étincelants. À Yangon, c’est toujours le même accueil souriant et convivial. Le taxi qui m’amène au centre, à une vingtaine de kilomètres, passe par de petites rues sordides, encombrées de triporteurs, de piétons qui ne semblent pas vouloir s’écarter pour nous laisser passer. La nuit tombe, certaines voitures, en face, roulent pleins phares. Mon chauffeur de taxi semble vouloir économiser sa batterie, et roule en veilleuses. C’est du grand suspens, Hitchcock à côté, c’est de l’eau de rose ! On n’y voit plus rien, en plus le pare-brise est sale. Ici quelques ombres chinoises traversent juste devant nous, là, un groupe de piétons, groupés au milieu d’une route à quatre voies, attend de pouvoir finir de traverser. Nous reprenons de petites rues qui me semblent encore plus sinistres, plus sordides. Des boutiques ouvertes sur des trottoirs poussiéreux, défoncés, envahis de marchands de fruits ou de brochettes, éclairent d’une faible lueur orange une rue au revêtement irrégulier luisant et sale. Heureusement que je connais déjà Yangon, car j’aurais peur ! Nous n’en finissons pas de tourner à droite, à gauche, et cela dure plus d’une heure. Soudain, dans l’univers glauque de cette ville noire et sinistre, voici en face de nous le joyau d’or serti de lumières : Sule Pagoda. Yangon est ainsi : de l’or dans un écrin de pourriture, des parfums d’encens, dans des remugles d’égouts, le fumet d’un plat au curry dans une puanteur de crachats rouge sang des chiqueurs de bétel.

Je me rends à la guest house « Daddy’s home » où j’avais séjourné il y a deux ans. Le prix est passé de dix à vingt dollars pour une petite chambre à deux lits, sans fenêtre et sans salle de bains. Tout est complet, mais un Anglais occupant l’une de ces chambres voudrait la partager avec quelqu’un de façon à réduire ses frais. Comme il n’est pas là en ce moment, je vais boire une bière fraîche qui me redonne un peu le moral. Je commence à me demander si ce que j’ai pris pour des ragots au sujet des prix des hôtels n’est pas la triste réalité…

Pour dîner, je reviens au « Golden Duck », un restaurant où le canard est si savoureux que j’en demande une assiette qui déborde presque sur la table !

 

Vendredi 18 janvier 2013.

Yangon ( Myanmar )

Myanmar ou Birmanie ? En 1989, le gouvernement décide de changer le nom de « Birmanie », donné au pays par les Anglais lors de la colonisation dans le milieu du XIX° siècle. Le pays s’appellera désormais Union du Myanmar, car il regroupe plusieurs ethnies et le nom de Birmanie ne concerne que les Bamars ou Birmans, soit 68% de la population. On continuera cependant à appeler les habitants les « Birmans », peut-être parce que les « Myanmarais », ça nous ferait trop rire ! Le nouveau nom « Myanmar » est reconnu par les Nations-unies. Seulement, voilà que l’opposante Aung San Suu Kyi conteste, prétendant que le nom du pays a été changé sans consulter le peuple. Alors, on trouve des situations un peu surprenantes : en janvier 2012, notre ministre des affaires étrangères se rendait au Myanmar et n’avait à la bouche que le nom de « Birmanie », alors que sur la plaque de cuivre de l’ambassade à Paris, il est écrit en toutes lettres « Ambassade du Myanmar ». J’ai parfois l’impression que l’on caresse dans le sens du poil l’opposition birmane, en supposant qu’elle ne devrait pas tarder à prendre le pouvoir. Et le Myanmar pourrait être un ami très intéressant, grâce à son sous-sol riche en gaz naturel, en or, en argent, en pierres précieuses… De plus, un pays riche où tout est à construire, cela fait un peu baver d’envie les Occidentaux…

On a pourtant accepté les nouveaux noms de l’Indochine, du Dahomey, du Siam, de la Haute-Volta… sans être sûrs que les changements ont été décrétés après avoir pris en compte la volonté du peuple.

Aujourd’hui, j’ai changé d’hôtel pour retrouver le Pyin Oo Lwin au même prix que l’an dernier : à dix dollars la chambre avec salle de bains. Tous les patrons d’hôtels n’ont pas pris les touristes pour des vaches à lait !

 

Samedi 19 janvier 2013.

Yangon - Mandalay.

Je passe la matinée dans l’oisiveté la plus totale. Comme toujours quand j’arrive à Yangon, je suis un peu démotivé. Je connais la ville et je n’aime guère m’y déplacer sur ces trottoirs défoncés qui m’obligent à marcher le regard fixé au sol. En milieu d’après-midi, je prends un taxi jusqu’à la gare routière. Je connais déjà le chauffeur, car il m’avait parfois transporté l’an dernier.

Pour arriver à la gare située à une vingtaine de kilomètres au nord, il faut traverser Yangon, avec la nuit qui tombe, c’est la même angoisse qu’en arrivant de l’aéroport, jeudi. Nous avons droit à un bon ralentissement assourdissant ; c’est la fête d’un temple et sur près de deux kilomètres, la route est bordée d’étals et de manèges. Chacun a mis une musique qui vocifère. Je n’aime pas quand c’est si fort, mais faut s’y faire ! Nous croisons un convoi de camionnettes décorées comme des chars de carnaval sur lesquelles d’énormes haut-parleurs diffusent un bruit si confus que je ne suis pas sûr que ce soit de la musique. Comme la circulation est bloquée dans les deux sens, nous sommes ainsi torturés pendant une bonne dizaine de minutes. Ici, pour la fête du temple, les réjouissances et l’énorme marché durent une semaine.

Dans la gare routière, c’est le chaos le plus total : heureusement que le chauffeur de taxi sait où me mener, car on peut voir des bus dans tous les sens, des voitures qui bloquent tout, on entend des sirènes de cars sinistres comme des appels de détresse de navires en perdition. Le sol est poussiéreux, les salles d’attente sur les bords sont encombrées de bagages et de cartons, la fumée des diesels forme des halos bleus autour des phares de tous ces véhicules qui arrivent pourtant à sortir de ce cloaque.

Notre car démarre à huit heures, comme prévu. Les premiers kilomètres, parmi les piétons, les cyclistes et les charrettes sont un véritable parcours du combattant. J’admire le chauffeur, car pour compliquer les choses, au Myanmar on roule à droite, mais tous les véhicules, même les plus récents, ont le volant à droite. Alors pour doubler les camions ou pour déboîter dans les embouteillages, ce n’est pas toujours évident.

Nous retrouvons enfin l’autoroute. Entre Yangon et Mandalay, elle semble traverser un désert : pas une lumière dans cette plaine infinie, pas un relief... de temps en temps une ligne de réverbères qui semblent plantés au milieu de rien du tout, car je ne distingue aucune habitation. Nous nous arrêtons à une aire de repos où d’immenses restaurants illuminés comme des manèges de foire proposent quelques plats traditionnels qui me semblent peu appétissants. Je préfère puiser dans ma provision de biscuits ! Minuit : on repart dans l’immensité noire ; il fait un froid glacial dans le car et tous les passagers se sont emmitouflés dans tout ce qu’ils ont pu trouver : anoraks, couvertures, rideaux de fenêtres... On dirait des tas de chiffon d’où aucun abattis humain ne dépasse. Pour ma part, j’ai endossé ma veste achetée au Laos. Je suis le seul étranger, et comme le car n’est pas rempli, j’ai deux places pour moi tout seul. Le confort !

 

Dimanche 20 janvier 2013.

Mandalay.

La gare routière de Mandalay semble perdue en pleine campagne. Le dernier kilomètre pour y arriver est une piste empierrée, poussiéreuse, toute défoncée... C’était ainsi il y a deux ans, lors de mon dernier passage, ce sera certainement comme ça l’an prochain. Je monte dans un taxi infernal jusqu’au centre-ville qui est très loin, tout au bout d’avenues sombres, tristes, où presque tout le monde roule sans lumière. Notre taxi, échappement libre, secoue les quartiers traversés d’une détonation sèche à chaque fois que le chauffeur décélère. Cela amuse les deux passagers installés à l’arrière, mais le chauffeur reste imperturbable, le regard fixé à la route sous la visière de sa casquette de Donald.

Au E.T guest house, le prix des chambres a augmenté de 50 %, et j’ai la chance d’avoir une chambre simple à vingt-cinq dollars. Il est cinq heures et demie, et il me faut attendre jusqu’à huit heures avant d’en disposer, alors je vais au petit café d’en face. Les employés préparent la pâte de petits gâteaux qu’ils feront cuire sur la plaque au-dessus d’un fourneau qui enfume toute la boutique. Le sol est sale les murs douteux, le patron pas très net et les employés crasseux ! Sur les murs d’un beau vert pomme, des versets du Coran superbement encadrés attestent que l’établissement est musulman. Les clients arrivent les uns après les autres avec leur calot sur la tête, leur longyi noué sur le ventre et la grosse veste, car avec 16°, c’est le grand froid ! Il y a deux ans, le patron rabrouait et bousculait un enfant de huit ans, car il ne travaillait pas assez vite. Aujourd’hui, l’enfant est toujours là, il se lève toujours à quatre heures à l’ouverture de la boutique. Il n’a pas grandi, il a toujours cet air renfrogné des enfants qui ne connaissent pas les jeux. Pendant qu’il fait la vaisselle, la patronne lui donne sur la tête trois coups d’un bâton aussi gros qu’une batte de base-ball, sans raison apparente. L’enfant ne bronche pas, il passe simplement la main sur son crâne endolori.

Je n’ai pas très envie de me promener dans Mandalay, car je connais déjà la ville, et il fait chaud dans la journée. De plus, on me permet de m’installer dans ma chambre, j’ai la « télé 5 Monde », et je récupère les quelques heures de sommeil manquantes en écoutant les infos. Je me réjouis d’être à dix mille kilomètres de la France, car les nouvelles sont dramatiques : engagement de notre armée auprès de l’armée malienne contre les jihadistes qui ont mis la main sur la moitié nord du pays et qui continuent leur progression, pluie et inondations dans le sud de la France, prise de sept cents otages par des islamistes au sud de l’Algérie... Pour cette dernière information, les forces algériennes ont attaqué les terroristes et une trentaine d’otages y auraient laissé de leur vie. J’imagine toutes les informations et contre informations qui peuvent être dites à ce sujet, et je préfère être ici où la télé ne parle même pas de tout cela !

Dans l’après-midi, je vais en moto-taxi jusqu’à la gare pour acheter mon billet de train pour aller à Shuebo demain. Sur la moto, je ne suis pas très rassuré, car le pilote se faufile dans la circulation, et traverse les carrefours devant des bus ou des voitures comme si nous étions un véhicule prioritaire. C’est à la fois effrayant et excitant. C’est comme au train fantôme : on regrette d’être monté et l'on est pourtant content d’avoir peur ! Une nouvelle me sape le moral : je ne peux pas aller dans le nord, à Myitkyina car il y a des combats entre les forces gouvernementales et l’ethnie Kachin. Mon projet de redescendre l’Ayeyarwadi en bateau « tombe à l’eau ». Alors soudain, je me dis que je n’ai plus aucune raison de rester ici, j’ai envie de revenir en Thaïlande.

 

Lundi 21 janvier 2013.

Mandalay-Shuebo.

Ce matin, au déjeuner, je rencontre Pascal, un Français de Muret. Il est, comme moi, déçu par la tournure que prend le tourisme ici ; les hôtels deviennent hors de prix, même pour un confort rudimentaire, et les Birmans semblent un peu trop intéressés par l’argent. Je ne reconnais plus ces gens que j’aimais tant les années précédentes !

Pascal décide de venir avec moi à Shuebo en train. Nous voilà dans la rue avec nos sacs trop encombrants et trop lourds, surtout le mien, pour aller en moto. Un taxi nous demande un prix excessif, alors nous acceptons de nous y rendre en cyclo-pousse. Au fait, hier, le réceptionniste de l’hôtel me disait que les cyclos ne peuvent plus aller à la gare à cause de travaux dans la rue... Encore un mensonge pour faire travailler son copain « moto-taxi » ! L’an dernier, ces pratiques n’existaient pas. Nous voilà assis dans notre side-car, chacun son cyclo, au milieu d’une circulation démentielle. Ce n’est pas plus rassurant qu’en moto. Aujourd’hui, ce sont les bus qui nous frôlent, les voitures qui nous serrent contre les véhicules en stationnement... C’est différent. Quand on doit s’arrêter à un carrefour, pour redémarrer, le malheureux cyclo se dresse sur les pédales, se crispe sur son guidon et, le visage inondé de sueur, s’engage parmi un chaos indescriptible où chacun se faufile pour passer. Il n’y a aucune loi, aucun code, c’est la technique de l’évitement, et miraculeusement, à chaque fois, personne ne se bouscule.

Nous transformons mon billet « upper-class » en première classe pour être ensemble, Pascal et moi. Il nous faut aller à quatre guichets différents avant de trouver le bon, mais c’est relativement simple. Pour donner un billet de train, l’employé a besoin de notre passeport, il doit remplir tout un tas de registres et je me demande si cela sert vraiment à nous « surveiller », comme le pensent certaines personnes. Je crois plutôt que c’est l’atavisme de l’administration qui n’a pas encore commencé à simplifier les choses. Pour ma part, je suis bien sûr que mon nom mal écrit sur un registre tout sale et tout écorné, personne ne va s’en préoccuper. Il nous faut attendre le train plus d’une heure, assis sur des sièges en plastique suffisamment confortables, en compagnie de jeunes femmes qui s’amusent de notre présence. Un rien les fait rire, surtout quand ça vient d’Occidentaux aux grands nez !

Partout des paquets, entassés sur le quai, servant de siège ou de sofa à des gens attendant patiemment un train qui ne semble pas pressé d’arriver. Une rumeur d’où fusent des éclats de voix ou des rires finit par devenir un de ces bruits de fond qu’on n’entend plus. Soudain une agitation subite anime toutes ces personnes : des hommes en longyi courent, les tongs claquant sur le ciment, une femme hisse un colossal paquet sur sa tête, chacun s’empare de son bagage ou de son baluchon et, sans qu’on ne l’entende, ou presque, dans cette cohue allant crescendo, le train fait son entrée, sans un coup de klaxon, sans nous assourdir de sa sirène. Sans même attendre qu’il soit arrêté, les uns sautent sur le marchepied, les autres font passer leurs ballots par la fenêtre, chacun court le long du convoi pour repérer une voiture où restent des places libres... En ce qui nous concerne, nous n’avons pas de souci à nous faire : nous sommes en première classe et notre siège est réservé. Quand nous arrivons dans la voiture, notre présence est presque un événement. Tous les regards se portent vers nous. Les uns rient en nous saluant, les autres essayent de placer quelques mots en anglais, un vieux bonze avec qui nous avons sympathisé dans la gare voudrait que l’on s’installe à ses côtés... Nos places sont bien encombrées : un énorme panier de bambou tressé, un gros sac de riz, des bagages... Le tout appartient à une mère et sa fille qui vont faire le voyage en face de nous. Elles s’empressent de tout ranger : le sac disparaît sous le siège, les petits bagages dans le filet au-dessus de nos têtes, et elles serrent au maximum le grand panier vers elles de façon à me laisser un peu de place pour mes jambes. Tiens ! la sirène ! Le train va enfin partir. Je croirais presque que ce départ sera impossible car des hommes continuent à charger des baluchons et d’énormes cartons par les fenêtres des voitures de troisième classe. C’est incroyable tout ce qu’on peut faire rentrer dans un train ! Les roues grincent, la voiture gémit, un léger roulis se fait sentir : nous traversons lentement la ville de Mandalay. Le long de la voie, c’est une véritable décharge : poches en plastique, vieux papiers, bouteilles, emballages jetés du train. Aux passages à niveau, une foule compacte de motos, voitures, piétons, camions, tous mélangés, attendent que le convoi soit passé pour se ruer à l’assaut de l’avenue. Nous longeons des habitations tout à fait hétéroclites, les unes bancales, couvertes de tôles rouillées, les autres en bois noirci par le temps ou blanchi par la poussière, d’autres cossues, dont la présence dans ce que l’on prendrait pour un bidonville semble incongrue. Le wagon est pris d’un tel roulis que certains paquets tombent des filets et que nous nous demandons si nous allons rester sur la voie ou si nous allons finir dans les bananiers. En regardant par le soufflet, on constate que le mouvement de notre wagon par rapport au wagon voisin est impressionnant. Nous passons sur le vieux pont de fer qui traverse l’Ayeyarwady, et nous sommes dominés par les nombreuses pagodes de la colline de Sagaing. Le vieux bonze vient nous offrir des petits gâteaux de cacahuètes soufflées, les voisines veulent à tout prix nous faire manger leur provision de mandarines et de fruits. Pascal fait des photos et montre le résultat aux personnes concernées sur son appareil numérique. Les Birmans adorent se faire photographier. Même si parfois ils semblent refuser, ce n’est souvent que par coquetterie, car le résultat les amuse toujours.

Nous arrivons à Shuebo. La nuit est tombée, nous prenons un triporteur jusqu’à l’hôtel Shwe Phyu. Le prix des chambres est juste un peu surévalué ( 15$ ) car les lits ne sont que de vulgaires bat-flancs ornés d’un mince matelas de mousse. Pour dîner, on mange une soupe de poisson pourrie et si relevée qu’on ne se rend pas compte qu’elle est infecte.

Dans la nuit, Pascal a dû aller se réfugier dans une petite chambre individuelle, car lorsque je dors, je gazouille légèrement.

 

Mardi 22 janvier 2013.

Shuebo - Monywa.

Petit déjeuner copieux, avec du pain de mie frit, sucré, des œufs sur le plat et un café au lait. Nous prenons le car jusqu’à Monywa. Trois heures de route étroite, bordée d’arbres où le chauffeur de notre car ne fait pas de cadeaux aux motocyclistes venant en face, les obligeant à se réfugier sur le bas côté en terre. Je pense que pendant la mousson, les chutes de moto doivent être fréquentes !

À Monywa, nous trouvons deux chambres à trois lits, avec climatisation et moquette pour quinze euros chacun au Shwe Taung Tarn.

Il est quatre heures et nous partons en triporteur à une vingtaine de kilomètres pour visiter la Paya Thanboddhay et le Bodhi Tataung ( 15000 K ). Nous avons la désagréable impression de nous trouver assis dans une brouette dont la roue serait cerclée de fer. Le bruit est infernal et l’on peut à peine s’entendre en criant ; nous sommes secoués comme des pruniers, et il me semble que lorsque tout cela va cesser, je ne tiendrai plus debout. Erreur ! Nous arrivons à la pagode Thanboddhay intacts. L’édifice est surprenant. Si l’on se base à nos goûts, c’est tout ce qu’il y a de plus kitsch, avec des statues peintes de couleurs vives, des Bouddhas de ciment plutôt mal faits et des fresques en relief naïves. À l’intérieur, les murs sont ornés de milliers de petites niches contenant chacune un petit Bouddha de stuc. On pourrait hésiter entre le rejet pur et simple de ce monument aux couleurs criardes et le fait de trouver un charme dans cette incongruité architecturale. Le toit couvert de petits stûpas dorés est assez beau tout de même.

Nous remontons dans la brouette pour huit kilomètres de plus jusqu’à Bodhi Tataung. Bien avant d’arriver, nous remarquons l’immense statue dorée du Bouddha de 129 m de haut qui domine la plaine. En arrivant à quelques encablures, nous découvrons que son frère jumeau est couché à ses pieds et s’étend de tout son long sur 95 m. Ces colossales statues dorées se découpant sur le ciel bleu sont plus surprenantes que belles. Le Bouddha debout est un peu raide et celui qui est couché semble loucher. S’il suffit de faire grand pour que ce soit beau, alors c’est beau, car c’est la plus haute statue du monde. Ce site est très récent. Nous pourrions monter à l’intérieur, mais nous n’essayons même pas, préférant rester au pied du colosse. Il faut admettre que lorsqu’on se trouve sur les marches et que le Bouddha nous domine de toute sa hauteur, c’est impressionnant.

Le retour nous semble plus court que l’aller : nous nous sommes peut-être habitués à la brouette !

Le soir, nous sommes un peu fatigués, alors nous mangeons au restaurant de l’hôtel, en plein air avec un petit zéphyr rafraîchissant. C’est bien !

 

Mercredi 23 Janvier 2013.

Monywa - Yangon.

Il fait juste un peu frais, ce matin, lorsque nous partons à pied jusqu’à l’embarcadère. Nous n’avons pas le droit de traverser la Chindwin avec le bac régulier comme les autochtones, alors on nous fait monter dans une grande barque que nous devons affréter pour 2500 kyats. Je me demande si ce n’est pas un peu de discrimination, en tout cas, c’est un peu gênant. Sur l’autre rive, pour vingt mille kyats, nous avons le choix entre une camionnette blanche, un pick-up rouge, une Jeep bleue. Nous choisissons la Jeep tout à fait par hasard. La route étroite serpente dans une campagne vallonnée, boisée, pas assez belle pour nous émouvoir. Nous arrivons à Hpo Win Daung, un ensemble de 492 grottes creusées entre les XIV et XVIII° siècles et restaurées pour la plupart au XIX° siècle. Certaines font penser à un labyrinthe, d’autres sont si petites qu’elles ne contiennent qu’une statue et que lorsqu’on y est entré, on a à peine la place de se retourner. Presque toutes les grottes contiennent des statues de Bouddha et sont ornées de fresques d’une finesse surprenante. Heureusement, il n’y a pas de touristes, car s’il y avait ne serait-ce que deux groupes, il faudrait faire la queue. Nous avons accepté l’aide d’une jeune fille qui se débrouille bien en anglais, mais qui n’est pas très capable de nous commenter les fresques. C’est peut-être mieux ainsi, car pour être honnête, je crois que Pascal autant que moi, nous ne sommes pas très curieux de savoir si c’est le roi Machin ou le prince Trucmuche qui figurent en compagnie des guerriers et des Dieux... Une multitude de singes nous suivent discrètement, car les gens du coin, pour gagner un peu d’argent, ont le tort de vendre de la nourriture à offrir aux animaux, les rendant ainsi un peu « collants ». Le plus gros du secteur s’attache tellement à moi qu’il a enlacé ma jambe droite et qu’il ne me laisse plus partir... Je me méfie : « Gare au gorille » de Georges Brassens, me revient à l’esprit.

Nous revenons par la même route, nous retraversons la rivière, nous récupérons nos sacs à l’hôtel et nous allons à la gare routière où le car pour Mandalay part à deux heures, dans dix minutes. Trois heures de route un peu inconfortable, mais nous avons vu pire... À la gare routière de Mandalay, j’abandonne Pascal qui reste sur place et je prends une Jeep jusqu’à la grande gare de sud. Une demi-heure d’attente, et mon car part à huit heures. J’ai la chance d’être dans un car presque neuf où la climatisation n’est pas trop poussée. J’ai, comme voisin, un petit jeune qui dort sur moi, mais je le laisse, car il n’est pas plus lourd qu’un petit chat. Le car quitte l’autoroute vers minuit, et jusqu’à sept heures, nous roulons sur la nationale heureusement pas trop encombrée. Je n’ai presque pas dormi de la nuit, et je ne me sens pas fatigué. Pourtant, je viens de faire dix-sept heures de voyage, en comptant la Jeep du matin et le car de l’après-midi !

 

du jeudi 24 au samedi 26 Janvier 2013.

Yangon.

Je reste au Pyin Oo Lwin guest house parce que je suis un peu dérouté par mon changement de programme et je ne suis plus très motivé pour « bouger ». Je trouve cependant du plaisir à aller traîner aux marchés Boyoke et Thein Gyi. Mis à part un stylo-bille, je n’ai rien acheté !

 

Dimanche 27 Janvier 2013.

Yangon.

Aujourd’hui, je me sens motivé pour me promener dans la ville. Je vais à la Paya Botataung, car le patron de l’hôtel a l’air de tenir à ce que je visite ce lieu important pour les bouddhistes de Yangon. Je marche le long des quais en plein soleil dans une large avenue peu fréquentée en ce dimanche matin. Quelques rares grues dépassant au-dessus du mur masquant les rives du fleuve, c’est tout ce que je réussis à voir du port de Yangon. La pagode Botataung n’est pas spectaculaire, mais j’y sens une certaine ferveur, un recueillement. Sous des arbres, sur des bancs, de jeunes couples semblent se promettre un avenir prolifique et un bonheur sans limites. Je pense que c’est dans cette pagode que viennent les amoureux. Dans un bassin à l’eau si glauque qu’on ne voit pas à cinq centimètres de profondeur, des dizaines de tortues de toutes tailles vont et viennent, le cou tendu au-dessus de la surface. D’énormes poissons-chats gobent de temps à autre les biscuits que leur lancent les visiteurs. On peut acheter de la salade, des biscuits, des granulés, tout ce qu’il faut pour nourrir les animaux du bassin. Le plus curieux, dans cette pagode, c’est qu’on peut pénétrer sous le stoûpa. On y entre par un couloir aux parois et au plafond entièrement couverts d’or, et en suivant les méandres de ce petit labyrinthe digne d’un conte des mille et une nuits, on arrive devant une petite chambre toute en or. La porte vitrée en est fermée, mais par une petite ouverture, les pèlerins jettent des billets de banque sur un reliquaire qui contiendrait des ossements et des cheveux du Bouddha, mais l’on ne sait trop de quel Bouddha ; certainement pas du premier ( Sidhartha Gautama ), mais peu importe. Le Bouddhisme n’est pas une religion monothéiste, c’est une philosophie qui se complique de tout un rituel animiste et d’un panthéon hindouiste, ce qui fait qu’un bouddhiste lui-même a souvent du mal à expliquer certaines choses. Le principal, c’est de croire, même si l’on ne sait pas toujours à quoi l’on croit.

Je retrouve la rue surchauffée et je marche jusqu’à l’embarcadère pour traverser le fleuve avec un gros ferry qui fait le va-et-vient sans arrêt. Tiens ! le prix à doublé, il est passé, pour les étrangers, de deux à quatre dollars pour l’aller et retour ! Les passagers attendent dans une vaste salle, et je sens, au brouhaha des voix et aux intonations joyeuses que c’est dimanche. Tous ces gens vont se promener en famille, les enfants sont bien habillés, les mamans portent le panier en plastique contenant le pique-nique. Le ferry accoste, des gens endimanchés en descendent : ceux-là vont manger sous les arbres dans quelque parc de Yangon. On nous ouvre les portes : tout le monde descend le plan incliné vers le bateau. Il n’y a pas de bousculade, mais je sens bien une grande excitation. Sur le bateau, chacun prend une chaise en plastique et va se placer où il veut. Nous traversons le fleuve aux eaux boueuses. À part les quelques bateaux permettant de traverser, aucun trafic visible. L’activité portuaire semble au point mort. Je ne vois que quatre cargos à quai et aucune activité autour.

En arrivant à Tala, les gens n’attendent même pas que le ferry touche le quai pour sauter sur le ponton. À la façon dont il écrase les pneus de camion servant d’amortisseur, je devine ce qu’il adviendrait du malheureux passager qui glisserait entre le bateau et le quai. Dès mon arrivée à Tala, je suis assailli par une nuée de jeunes garçons collants et qui ne parlent pas anglais. Je ne sais donc pas où ils veulent me mener, et je ne sais pas s’il y a quelque chose à visiter dans le coin, à part un village de potiers qui ne m’intéresse pas à une heure de bus. Je vais manger dans un petit restaurant populaire et je suis le seul client. Les jeunes gens du personnel viennent s’asseoir à ma table et ils me parlent dans un anglais incompréhensible ; ça me gêne un peu pour manger mes vermicelles au poulet ! Je reviens à Yangon par le ferry suivant, un peu déçu, car de l’autre rive, je pensais qu’on voyait les stûpas des pagodes de la ville... on ne voit que des immeubles !

 

Lundi 28 janvier 2013.

Yangon - Thaton.

Je quitte l’hôtel à six heures, au lever du jour. Je vais à la gare en taxi par des rues presque désertes. Yangon semble encore plus sordide quand les boutiques sont fermées et que les trottoirs déserts dévoilent leurs pavés disjoints.Il n’y a pas grand monde à la gare non plus, et les voyageurs ayant passé la nuit sur les sièges en plastique inconfortables ou couchés sur leurs montagnes de bagages ne semblent pas respirer le bonheur ! Je trouve toujours un peu sinistres ces petits matins dans les gares avant que les vendeurs de café n’aient réussi à redonner la joie de vivre à une population par nature enjouée.

Je me sens donc un peu triste moi aussi, comme si j’étais forcé de partir. Je prends un billet de train pour Thaton. Pour ne pas être cerné de cages à poules ou englouti sous des sacs de riz, je prends un billet « Upper class » ( 11$ ). Il ne faut pas se faire d’illusions, ce n’est pas le confort de l’Orient-Express, mais c’est tout de même un peu mieux. Au lieu des inconfortables banquettes de bois, nous avons des sièges en tissu un peu sale au dossier impossible à régler. Le mien est coincé en position inclinée et je n’ai aucun espoir de parvenir à le redresser. Voyager comme un Pacha à demi allongé doit me satisfaire. En regardant à l’extérieur, je me rends compte que le train a démarré, sans crier gare, sans un coup de sirène. Les personnes qui étaient montées pour charger des paquets et qui profitaient des banquettes pour se reposer sautent par toutes les portes comme des rats quittant le navire en perdition. Ici, l'on monte et l'on descend des véhicules avant même qu’ils soient arrêtés. J’ai vu, au cours du trajet, des jeunes vendeurs sauter du train avec leur gros panier de marchandises, alors que nous roulions à trente kilomètres heures. Je peux avancer ce chiffre, car j’ai un GPS qui m’a d’ailleurs permis de constater que notre vitesse n’excède que très rarement les quarante à l’heure. La voie est dans un état lamentable, à la limite de l’utilisable. Le train est agité de convulsions inquiétantes : il y a du roulis, du tangage, parfois nous sautons sur nos sièges, et dans ce mixeur, les jeunes vendeuses imperturbables sillonnent les wagons, leur plateau sur la tête, comme si elles marchaient sur la moquette du Strand Hôtel. Ces femmes accomplissent quotidiennement , en toute simplicité, des prouesses artistiques qui créeraient notre admiration dans un cirque.

Le paysage est un peu jaune et desséché en cette saison, mais ciel que le voyage doit être agréable durant la mousson, quand les paysans travaillent dans les rizières et que tout est de ce vert si criard qu’on a parfois l’impression que ce n’est pas naturel. Aujourd'hui, on brûle les chaumes, ce qui produit un brouillard matinal bleuté estompant les palmiers à sucre et les cocotiers dans le lointain. Des chars aux lourdes roues à rayons, chargés de paille et tirés par une paire de zébus blancs se déplacent lentement comme de gros scarabées dorés par le soleil. Les villages de maisons de bois couvertes de paille ou de tôles rouillées se cachent sous la tonnelle d’arbres énormes aux troncs trapus. Sur les sentiers de sable ocre, des enfants viennent en courant vers le train, car les passagers leur jettent parfois des biscuits ou des bonbons. Ils attendent le passage du convoi avec la même excitation que les pauvres estivants, chez nous le long du passage de la caravane du Tour de France.

Je saute vers le plafond du wagon, je retombe sur mon siège, heureusement relativement rembourré et parfois je suis balancé de droite à gauche avec l’inquiétude de voir le wagon chavirer dans la mare à buffles ou dans la rizière en contrebas.

Il est quinze heures, voici la gare de Thaton. J’hésite presque à descendre : je n’ai pas vu de ville, et le bâtiment est si petit que je me sens en pleine brousse. Devant la gare, un rond point sur une route en terre, comme un souci de « faire moderne » dans ce décor d’une autre époque. Des cyclopousses attendent sans rien dire, certainement inquiets de ne pouvoir s’exprimer en anglais. L’un d’entre eux, en suant sang et eau me conduit à « Blue Cloud guest-house ». Le prix de la chambre ( 20$ ) est excessif pour le confort proposé : salle de bains et toilettes communs, pas de petit-déjeuner. Par contre, je traverse la rue pour manger un colossal bol de soupe qui me réconcilie avec ce gros village. Les rues bordées de maisons basses sans prétention sont sillonnées de triporteurs, cyclos ou motos, et de quelques tracteurs puants et pétaradants. Les parents vont chercher les enfants à la sortie de l’école en moto... C’est la vie tranquille d’un gros bourg de campagne pas encore touristique.

 

Mardi 29 janvier 2013.

Thaton - Hpa-an.

Je déjeune en face de l’hôtel, dans un petit café où la patronne ne sait que faire pour me satisfaire. J’ai droit à un œuf frit entre deux tranches de pain de mie grillées, un café au lait, et de délicieux gâteaux fourrés à la pâte de tamarin. C’est le patron de l’hôtel qui m’a annoncé ce matin que le déjeuner était compris dans le prix ( un peu trop élevé ) de ma chambre. Comme je lui ai reproché hier d’appliquer des tarifs excessifs, il veut se racheter.

Je rejoins Hpa-an en pick-up. Une heure de route bordée de temps à autre par des pitons calcaires rappelant un peu les paysages de Guilling, en Chine. À l’arrivée, un cyclo-pousse me conduit à la « Soe Brothers G-H » à une centaine de mètres seulement. Mais il fait trop chaud pour porter les vingt kilos de mon sac à dos ! Entre une pharmacie et un magasin de vêtements, un escalier que je n’aurais certainement pas remarqué, abrupt et si étroit qu’on a du mal à s’y croiser mène à la guest-house. Un vieux monsieur à qui je ne peux pas donner d’âge, le visage émacié, les lèvres rouges de bétel, furète dans des papiers entassés sur un comptoir à peine plus grand qu’une table de nuit, dans un réduit obscur, sous un escalier. Ses cheveux blancs, plaqués sur sa tête, et ses longs sourcils blancs le font ressembler à Geppetto. Il me jette des œillades de rapace par-dessus ses lunettes, bafouille un « welcome » auquel je réponds par un « mingalaba » respectueux. Un sourire de satisfaction tord sa bouche édentée. Il compulse, en bougonnant, un cahier d’écolier dans lequel sont inscrits les pensionnaires, il tire une feuille de papier d’une pile qui menace de s’éparpiller, et il m’annonce que je peux disposer d’une chambre simple à six dollars. Je pense qu’il ne faut pas s’attendre à des merveilles... Nous traversons un petit salon encombré de sacs à dos, arrivons sur une petite terrasse dominant la rue et les toits de tôles rouillées de petites boutiques dont les portes de bois sont fermées. En effet, ma chambre ne vaut pas plus du prix demandé : si je dis qu’elle est aussi grande qu’un placard, je n’exagère pas. C’est un réduit où il y a tout juste la place de mettre le lit. J’ai tout de même droit à une fenêtre sur la rue. Quand je vais vouloir dormir, je me demande où je vais pouvoir mettre mon sac ?

L’après-midi, je me rends au restaurant « San Ma Tou ». Je commande du canard. On me porte de petits ramequins en inox jusqu’à en couvrir la table, un plat contenant de la salade et des tranches de concombre, une soupière pleine de riz, et enfin une minuscule cuisse de canard avec un morceau de carcasse où je n’ai que des os pointus à sucer. Dans les petits plats, il y a toutes sortes de curry et de condiments, des haricots dans une sauce si huileuse et si épicée que je ne me risque pas à en mettre sur le riz, du poisson faisandé répandant une odeur de toilettes malpropres, des purées rouges et vertes... Heureusement, chaque ramequin est coiffé d’un petit couvercle que je me garde bien de laisser ouvert.

 

Mercredi 30 janvier 2013.

Hpa-an.

Dès cinq heures, ce matin, une mélopée lancinante se fait entendre, venant du temple voisin. C’est une fête bouddhiste, et cela devrait continuer sans interruption jusqu’au trois février ! Un haut-parleur, le volume poussé au maximum, diffuse des phrases répétitives toujours sur le même ton, ce qui finit par devenir insupportable. Plus possible de se rendormir !

Je vais déjeuner avec une soupe un peu fade, mais presque aussi bonne qu’en Thaïlande.

Je traverse le marché dans une puanteur invraisemblable de tripes de poulet, de poisson faisandé ou séché, dans des remugles de saleté et de pourriture. Le sol est boueux et des ruisselets d’un noir d’encre traversent les allées. Pourtant, à même le sol, dans ce bourbier, des femmes ont étendu une bâche en plastique sur laquelle elles ont déposé de gros poissons argentés étonnamment luisants dans ce décor de saleté. Je me dépêche de traverser, et je me sens pris de nausées. J’ai vu des marchés sales et puants, mais jamais comme celui-ci.

Je me rends au bord de la rivière et je m’ennuie un peu en regardant quelques barques pétaradantes aller et venir. Par des rues bordées de maisons à deux étages, en bois pour la plupart, je reviens à l’hôtel.

Et, venant du temple, la mélopée lancinante et les phrases répétitives n’ont pas cessé une minute.

 

Jeudi 31 janvier 2013.

Hpa-an.

Les moines qui se sont relayés toute la nuit pour réciter leurs prières n’ont pas réussi à me bercer, au contraire, ils m’ont plutôt énervé, car le haut-parleur, réglé à sa puissance maximale semble installer dans ma chambrette.

Il pleut ! Le ciel noir, traversé d’éclairs résonne de coups de tonnerre. Nous partons tout de même visiter les alentours de Hpa-an en triporteur. Nous sommes un groupe de six, trois Belges, une Allemande et une Américaine. Bien que nous ayons nos imperméables, nous sentons un air frais nous glacer le dos. Cette pluie, un peu surprenante en cette saison, nous fait le plus grand plaisir, car elle va laver le paysage et rafraîchir l’air qui devenait un peu étouffant.

Après avoir suivi une allée bordée de statues de ciment représentant des bonzes, nous nous arrêtons devant un escalier menant à une porte donnant accès à une ouverture à peine visible dans la falaise. C’est la grotte de Kaw Ka Thawng. Un moine nous guide dans le dédale des galeries, éclairant les stalactites de sa lampe. Des statues de Bouddhas ont été installées dans les endroits les plus inaccessibles parfois, et nous les découvrons soudain dans la lueur de la lampe, comme si nous les surprenions en train de nous épier. C’est ce côté exotique qui rend les lieux un peu mystérieux.

Nous longeons une passerelle en béton vers le petit village Karen de Lakkana. Nous sommes entourés de rizières, c’est vraiment le paysage asiatique typique, avec ces montagnes calcaires qui dominent ou qui forment une frange bleue, dentelée à l’horizon. Je ne vais pas me promener avec les personnes du groupe, car je rencontre des habitants qui parlent thaï, et cela me fait plaisir de rester à communiquer avec eux.

Nous repartons jusqu’à la grotte de Saddar. Elle est immense, et part vers des ténèbres mystérieuses, plongées dans l’obscurité. Nous longeons des couloirs parfois étroits, parfois immenses, les parois sont couvertes de stalactites de couleur ocre, jaune ou rouge. Je ne voudrais pas être chauvin, mais nos grottes de Betharram sont plus spectaculaires. Cependant, ici, il y a un petit côté découverte et aventure qui n’existe plus chez nous où tout est sécurisé, bordé de parapets, éclairé. Nous progressons dans une odeur âcre de fiente de chauves-souris et nous marchons sur une couche de guano parfois glissante. Soudain, à un détour de la grotte, une lueur bleutée se réfléchit sur les parois humides. Il s’agit d’une ouverture par laquelle nous allons sortir. Nous découvrons alors un petit lac cerné de verdure et de rizières. Nous descendons par des escaliers grossièrement sculptés dans la paroi. On nous fait monter dans des pirogues creusées dans un tronc d’arbre. Nous passons sous un pain de sucre, calcaire bien entendu, dans une grotte où le plafond est juste au-dessus de nos têtes, et nous sortons de l’autre côté, parmi les rizières verdoyantes. C’est bucolique, c’est calme, c’est beau, nous sommes contents !

Nous nous rendons ensuite au pied du Mont Zuegabin ( haut de 723m ). Un alignement de centaines de Bouddhas de ciment occupe un terrain au pied de la montagne. C’est curieux, mais sans grand intérêt. Nous nous rendons à Kyauk Kalap. Un rocher en forme de tour menaçant de s’écrouler d’un moment à l’autre est accessible par une longue passerelle permettant de traverser un petit lac artificiel. Un monastère minuscule s’accroche à la paroi du curieux rocher. On dirait un doigt levé vers le ciel... Pourquoi n’ont-ils pas pensé à dire qu’il s’agit du doigt du Bouddha ? Étonnant ! Au fond, le Mont Zuegabin dresse son énorme masse imposante.

Nous terminons la journée par la grotte Yathaypyan qui me fait un peu penser à la grotte de Pak Ou au Laos. Comme au Laos, l’ouverture se trouve au sommet d’un escalier, et l’intérieur est occupé par de nombreux Bouddhas.

Le soir, vers six heures, quand nous rentrons, je me sens un peu fatigué, mais je n’ai pas perdu mon temps aujourd’hui, et les photos et la vidéo risquent d’être intéressantes. Je suis content !

Et, venant du temple, la mélopée lancinante et les phrases répétitives n’ont pas cessé une minute.

 

Vendredi 1 février 2013.

Hpa-an.

Les prières du temple m’ont un peu dérangé toute la nuit, car ça n’arrête pas une seconde !

Aujourd’hui, ma journée a été calme, je n’ai rien fait, bercé par les mélopées monotones du temple. C’est assommant, surtout la nuit où ça perturbe un peu mon sommeil, alors je fais la sieste, mais les prières du temple me poursuivent encore, alors même la sieste en est perturbée !

Le soir je vais manger un délicieux poisson cuit dans un bouillon de citron au restaurant Khit Thit. Curieux comme un bon repas contribue à redonner le moral ! Je suis avec un couple de Français rencontrés à l’hôtel.

 

Samedi 2 février 2013.

Et, venant du temple, la mélopée lancinante et les phrases répétitives n’ont pas cessé durant toute la nuit. Je sais, j’ai l’air de me répéter, mais le « bruit » aussi est répétitif !

Et ce matin, à huit heures, le bonze du temple a cessé de vociférer dans son micro. C’est un peu comme une part de bonheur retrouvé. Je voulais partir à Moulmein aujourd’hui, finalement, je vais rester un jour de plus pour avoir le plaisir de savourer ce silence ! Je me rends à mon restaurant habituel, le Kit-Thit, pour prendre un grand bol de soupe aux légumes pour déjeuner, puis je vais au marché particulièrement animé aujourd’hui. L’odeur est moins atroce qu’hier, car les débordements de caniveaux dus à la pluie ne sont que de mauvais souvenirs.

Je reviens à l’hôtel, et quelle n’est pas ma déception, de constater que l’interruption des chants et des prières bouddhistes n’était que momentanée. L’insupportable rengaine, d’une insupportable monotonie a repris. Même les « indigènes » ont du mal à supporter ! Et il y a une semaine que ça dure, jour et nuit !

Vers seize heures, je suis des groupes joyeux et excités qui convergent vers le temple. Une grande fête est donnée, une grande kermesse où les enfants se régalent avec des glaces, les adultes se goinfrent avec de délicieux plats de cuisine locale, et tout est gratuit ! Des jeux pour enfants ont été installés, une musique profane vocifère, comme pour couvrir la lancinante ritournelle du bonze récitant ses prières sans même prendre le temps de retrouver son souffle. Tout le monde est invité à manger, assis à de longues tables de bois, même moi, on vient me chercher pour que je participe au repas. Je prends comme excuse que je suis occupé à filmer, mais je dois dire que la couleur jaune du riz ne me tente pas, car le curry ne me réussit guère ces temps-ci.

Le soir, je reviens au Khit-Thit avec Danielle et Michel, deux Français rencontrés à Hpa-an. Je mange un plat thaï, et c’est si épicé que si je n’avais pas la bière, je pense que je m’enflammerais !

 

Dimanche 3 février 2013.

Hpa-an - Mawlamyine ( Moulmein ).

Et toute la nuit, le haut-parleur dont le volume est poussé à fond m’a bercé doucement. Je dois dire que depuis quelques jours que je suis ici, je commence à m’habituer.

En fin de matinée, avec un jeune couple suisse, je monte dans la barque qui nous mène à Moulmein. Le ciel est bleu, sans nuages, une légère brume bleuit les montagnes qui sortent de terre, à l’horizon, comme des pénitents encapuchonnés. Pendant très longtemps, on distingue la silhouette trapue du Mont Zwegabin. Le fleuve Salowen coule calmement entre ses rives sablonneuses. Il est pratiquement à son niveau le plus bas et nous ne distinguons pas les gens travaillant dans la campagne, le fleuve étant trop encaissé entre ses rives. Nous longeons des villages aux maisons de bois couvertes de chaume ou de l’inévitable toit de tôle rouillée. Quelques enfants nous hèlent, des adultes occupés à leur lessive ou à relever leurs filets ne jettent même pas un regard. C’est dommage, car nous leur ferions quelques signes de la main et ils seraient tout contents ! Le batelier a tendu une bâche au-dessus de nos têtes, nous sommes à l’ombre, et avec le vent, nous n’avons pas trop chaud. Il y a longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien ! Les reliefs en pains de sucre se sont éloignés, il nous reste la beauté monotone de la vie du fleuve : quelques pêcheurs, des femmes se baignant ou faisant leur toilette, des enfants criards batifolant dans l’eau jaunâtre du fleuve.

Dès notre arrivée, nous prenons un triporteur qui nous mène à Breeze guest-house où je me retrouve dans une chambre à peine plus grande que celle des jours précédents. Pour dormir, ça suffit. L’hôtel a été aménagé dans une ancienne villa coloniale anglaise, et comme les pièces étaient très hautes, on a mis un plancher à mi-hauteur, avec des petites chambres de chaque côté d’un couloir. C’est un peu sinistre, ça ressemble à une prison, mais comme les prix varient entre six et vingt dollars, qui oserait se plaindre ?

Je vais flâner dans le quartier commerçant, car c’est dimanche et les marchés ne travaillent pas. Les rues sont presque désertes, silencieuses. Je longe la mer par la promenade ombragée ; à l’horizon, l’île de l’ogre étend sa ligne sombre d’arbres où aucun village ne paraît.

Le soir, je mange des brochettes de poulet préparées sur le bord de mer par des musulmanes vêtues de noir et portant le foulard bien serré autour du visage. Les hommes portant une longue barbe clairsemée s’occupent de la cuisson. Ce qui est curieux c’est qu’en s’adressant au voisin non musulman, on peut avoir de la bière qu’on a le droit de boire à la table musulmane en mangeant les brochettes cachères... Je me demande s’il n’y a pas quelque chose qui cloche dans tout ça !

 

Lundi 4 février 2013.

Mawlamyine ( Moulmein ).

Ce matin, j’ai décidé de visiter Nwa-la-bo, une pagode située en haut d’une montagne, et dont quelques rochers se sont retrouvés, avec les bizarreries géologiques, empilés en équilibre instable. Je me rends à pied jusqu’au point de départ des camionnettes taxis. Il fait chaud et même le vent marin n’arrive pas à me rafraîchir. Nous nous entassons dans un pick-up et tant qu’il reste des places, le chauffeur ne démarre pas. Un mendiant maigre, sale, manchot, de longs cheveux gris collés par paquets sortant d’une casquette crasseuse, encadrant un visage aux yeux mi-clos, une longue barbe clairsemée dégoulinant de son menton nous tend une main décharnée en gémissant et en bafouillant des paroles que personne ne semble écouter ni même comprendre. Personne ne lui fait la charité, et il revient à la charge plusieurs fois ! Quelle peut donc être l’existence de ce pauvre être sans joies, sans avenir, sans espoir, sinon la même que celle de ces chiens galeux qui hantent les rues à la recherche d’un petit reste de nourriture ou de débris à croquer. Il est des êtres, animaux ou humains pour qui la vie n’est que malheur et souffrance. On en voit ici à chaque instant, on aurait envie de les aider, mais on se trouve dans l’impossibilité d’agir. On est là comme ces gens assis dans le taxi à faire comme si l’on ne voyait rien, si l’on n’entendait rien, et au fond de soi-même, on se sent un peu mal à l’aise. Ce proverbe chinois me revient à l’esprit : « Si tu vois un homme souffrir de la faim, ne lui donne pas un poisson, prends le temps de lui apprendre à pêcher ».

À Kyonka, on me laisse devant le portail d’un temple, car je dois monter dans un camion pour gravir la montagne jusqu’à Nwa La Bo. Heureusement, il n’y a pas trop de passagers, alors nous ne sommes pas trop serrés, dans la benne du camion, sur les gros madriers faisant office de bancs. Dès le départ, le moteur rugit, et le camion commence une ascension vertigineuse. Dans certains virages en épingle, j’ai même peur qu’il ne reparte en arrière. La route se borne à deux bandes de ciment pour chaque passage de roues. Dans les ravins où la déforestation n’a pas laissé grand-chose, quelques arbustes calcinés par un récent incendie tendent leurs moignons noircis au-dessus d’un sol ocre. Le panorama devient de plus en plus superbe au fur et à mesure que nous nous élevons. Dans la plaine bleutée, nous distinguons le ruban argenté du fleuve Salowen et au fond, la mer. Nous sommes vraiment au manège, c’est le petit train fantôme, le camion plonge dans des descentes presque à la verticale, remonte une pente si sévère que nous avons la sensation, arrivés au sommet, de nous envoler, et c’est pour se jeter dans une courbe si serrée que nous sommes ballottés de droite à gauche. Parfois le camion prend une épingle à cheveux en accélérant pour gravir la pente qui suit et alors nous ne voyons à l’avant que le nez du camion et du vide devant lui, du vide bleuté, la plaine de Moulmein, comme si nous étions sur le point de nous envoler. Personne ne dit rien, tout le monde s’accroche où il peut et attend que ce soit terminé avec la peur au ventre ou avec cette excitation, cette petite poussée d’adrénaline qui rend la peur si agréable ! On paye pour avoir peur dans les parcs d’attractions, ici, c’est encore moins cher et le risque est tout de même un peu plus important !

Quand le camion se gare contre l’échelle qui nous permet de descendre en enjambant la ridelle, j’ai du mal à marcher tout droit durant quelques secondes, un peu comme quand je descends d’un bateau après avoir été secoué sur la mer.

Les fameux rochers en équilibre les uns sur les autres, dans l’enceinte de la pagode sont entourés de bambous, car ils sont en cours de rénovation. Je suis déçu ! Nous ne sommes que trois étrangers. Il y a un couple de Français puants d’orgueil et vêtus comme pour se rendre à l’opéra qui ne daigne pas m’adresser la parole. Ce sont de ces bourgeois logeant dans des hôtels de luxe, ne se déplaçant qu’avec des guides ou des chauffeurs particuliers et qui, au retour, prétendent avoir tout vu et tout compris ! Les pauvres !

La descente est encore plus impressionnante que la montée, car il faut ajouter au risque le fait que les freins peuvent lâcher.

 

Mardi 5 février 2013.

Mawlamyine - Kyaikkami.

J’ai utilisé les services d’un cyclo-pousse hier soir pour aller dîner au Beer Garden 2, et je lui ai donné rendez-vous à huit heures, ce matin, pour m’accompagner à la gare routière. Il est fidèle au rendez-vous, à sept heures. Il est fier d’avoir un client occidental, alors il joue de la sonnette tout le long de la route. C’est un peu fatigant, à force. Je suis bien calé dans l’étroit siège à côté de lui. Il va tout lentement en me racontant des histoires dans un anglais que je n’arrive pas bien à comprendre. Le vieux car est garé devant le marché. On me donne la place numéro vingt, à côté de l’escalier de la porte latérale. Il est huit heures trente, je m’installe, et quelques rares passagers somnolent sur leur siège. Le chargement commence. Un jeune homme porte sur son dos d’énormes sacs de maïs que les deux employés du bus arrivent à peine à soulever, en joignant leurs efforts. Ils en placent ainsi une quinzaine sur le plancher et sur les sièges. Puis on case un grand nombre de cartons sous les sièges et d’énormes paniers bourrés de feuilles à mâcher que l’on empile jusqu’au plafond. Je me suis installé dans un bus je me retrouve dans un camion. Quand tout me porte à croire que le bus est bien plein, d’énormes paniers pesant chacun plusieurs dizaines de kilos arrivent. Les employés du car ont l’air perplexe. En effet, si je regarde bien, je crois qu’il n’y a plus la place de les caser : erreur ! Tout finit par rentrer dans les espaces créés en tassant bien les maïs et les autres sacs. Maintenant, on met des cageots de mandarines, des sacs d’arachides, quelques cartons que l’on peut encore placer sous les sièges... Je pense d’ailleurs que dans ces bus, le problème, c’est les sièges ! On devrait les supprimer, charger les marchandises, et faire asseoir les passagers par-dessus. Mais revenons au chargement du car. Je suis presque coincé parmi les sacs et les paniers quand arrive un cyclo-pousse débordant de sacs de choux... Alors là, c’est un gros problème, chacun donne son avis, les uns veulent les caser derrière les sièges arrière, les autres dans les escaliers, finalement, ils trouveront place coincés entre le chargement et le plafond. Et les passagers ? Ils arrivent toujours plus nombreux, on les installe où il reste le moindre espace exploitable, entre les sacs, parmi les paniers, coincés sans pouvoir bouger. Ils ont la faculté que nous n’avons pas, nous les Occidentaux, de se pelotonner ou de replier les jambes sous leurs fesses et de rester ainsi sans bouger durant presque tout le trajet. Je n’ai vu personne manifester la moindre mauvaise humeur. Au moment où le car met son moteur en marche, à neuf heures précises, une jeune fille arrive avec un cyclo-pousse débordant de gros paniers. On ne veut pas de son chargement ; ce n’est pas parce que le bus est plein, mais on lui fait remarquer qu’elle arrive trop tard : c’est l’heure du départ. Elle n’est pas contente !

Avant de sortir de la ville, on prend un passager et quatre énormes sacs de ce qui me semble être des pommes de terre. On les a casés dans l’escalier, bien ficelés. Puis, un peu plus loin, ce sont trois femmes, et de ces grosses matrones qu’on case tant bien que mal à côté des pommes de terre. Nous nous arrêtons à la gare routière, dans la cohue des vendeurs de cacahuètes ou d’eau fraîche, et d’autres passagers montent dont trois bonzes qui vont se compresser au fond du bus. Puis on fait passer des petits enfants qui pleurent par les fenêtres, alors que la mère se faufile comme une anguille pour trouver un petit espace vital. Après être repartis de la gare routière, nous commençons à faire « le laitier ». Ceux qui se trouvaient tout au fond, presque sous les énormes sacs, arrivent à descendre, on s’arrête parfois en rase campagne, et l'on jette deux paniers ou un gros sac d’épis de maïs sur le bord de la route, avant de redémarrer. Quelqu’un viendra récupérer son bien. Je dois dire que cela est possible, car le bus a le volant à gauche, ce qui est logique ici, et les portes sont donc placées vers le bas-côté. Car, dans ce pays où l’on roule à droite, presque tous les véhicules, même les plus récents, ont le volant à droite. Pour conduire, c’est ennuyeux, mais pour les bus, c’est extrêmement dangereux puisque la montée ou la descente se fait sur le milieu de la route, du côté de la circulation. Cela fait partie des illogismes que l’on peut trouver ici.

Après avoir semé tous nos sacs d’épis de maïs, jeté tous nos paniers de feuilles à mâcher, laissé descendre les passagers les uns après les autres, nous nous retrouvons, au bout de deux heures, à Thanbyuzayat, dans un véhicule qui semble avoir retrouvé son apparence normale. Il reste une bonne heure de route jusqu’à Kyaikkami où je descends devant le « Kaday Kywe Guest Villa ». J’y trouve une petite chambre pour six mille kyats ( 7 $ ). La patronne, la face adipeuse tout éclaboussée de tanaka, me conseille, sans insister, la chambre climatisée à 50.OOO kyats. Je ne peux même plus parler de prix excessif, mais de pure folie. Ces gens-là s’imaginent que les clients sont prêts à payer n’importe quel prix ? Le pays s’ouvre au tourisme cette année, et je me souviens de m’être heurté au même problème au début des années quatre-vingt-dix lorsque le Vietnam avait accepté de recevoir les touristes. Ils ont la sensation d’avoir gagné quelques libertés, alors ils n’ont aucune idée de la façon dont ils pourraient en « profiter ». Je vais citer un autre exemple. Depuis cette année, chacun peut acheter un véhicule sans avoir besoin de faire des formalités, comme c’était le cas jusqu’à ce jour. Le problème, c’est que ni le réseau routier ni la configuration des villes ne sont adaptés à une circulation intensive. Alors dans Yangon par exemple, cela devient invivable, et ce n’est que le début. N’y a-t-il pas là un bon exemple attestant que donner des libertés, c’est très bien, mais le pays est-il prêt à les assumer ? Il en est de même pour les motos. Si l’interdiction de rouler à moto dans Yangon est levée, je n’ose même pas imaginer ce que vont devenir les rues et les avenues ! La liberté des prix, pour les hôtels, mène à la catastrophe : chacun affiche les tarifs qui lui plaisent. On trouve, dans le même quartier, une chambre minable à 25$, et une chambre claire et agréable à 10$. Liberté ?

Les journaux d’opposition, encore très rares, ne proposent rien de concret. Ils jouent sur l’image charismatique d'Aung San Suu Kyi et entament un processus de culte de la personnalité inquiétant. Calendriers, autocollants, porte-clés, affiches... On retrouve partout le visage de celle qui a su incarner l’opposition à une junte militaire devenue impopulaire. Le pays ne s’appelle plus, depuis une dizaine d’années, la Birmanie : pays de l’ethnie Bamar, mais l’Union du Myanmar. C’est ce que demande Aung San Suu Kyi, mais elle aurait voulu sans doute que ce soit son parti qui arrive à ce changement, alors elle conteste le nouveau nom du pays, prétextant que ce changement a été opéré sans demander l’avis du peuple. Le nord du pays en guerre, le sud instable, les conflits entre bouddhistes et musulmans deviennent inquiétants, et nous, Occidentaux qui ne connaissons rien de ce pays ou qui ne voyons que les avantages d’un pays à spolier, nous nous gargarisons de « démocratie », mot que les Birmans ne connaissent pas et ne sauraient pas adapter, dans l’immédiat, à leur vie quotidienne. Nous avons eu l’exemple des conflits ethniques et religieux en Yougoslavie, dans la période de l’après-Tito, souhaitons que le destin du Myanmar ne sera pas semblable à celui de la Yougoslavie. Pourtant, tous les ingrédients sont réunis : religions, ethnies diverses ne font pas bon ménage... La différence, c’est que le Myanmar est un pays au sous-sol très riche ( gaz et pierres précieuses ) et qu’il intéresse fort la Chine à qui il pourrait, en plus, donner un accès à l’Océan Indien, et l’Occident pour qui il représente un pays solvable où tout est à construire. La situation n’est pas simple, et seule la sagesse des hommes peut éviter le pire. Mais la sagesse des hommes... Peut-on compter sur elle ?

Je vais visiter la pagode construite sur la mer. J’y accède par une longue galerie couverte, au-dessus de l’eau à marée haute et de la vase à marée basse. Le sanctuaire est curieusement occupé par plusieurs statues de Bouddhas noirs, laqués, brillants. C’est la première fois que je vois des Bouddhas noirs dans un sanctuaire, mais peut-être sont-ils destinés à être dorés un jour ? Les femmes n’ont pas accès à cette partie de la pagode. Elles doivent prier dans une autre salle d’où elles aperçoivent quelques statues. Cette discrimination est fréquente au Myanmar. Les femmes n’ont pas directement accès à certains lieux de cultes, et elles ne peuvent pas coller de feuilles d’or sur le rocher de Kyauktagyi ( Golden Rock ) ni sur les Bouddhas. Je ne sais pas d’où sort ce tabou, mais il est à l’antithèse de la philosophie bouddhiste. Chaque religion a ses tabous un peu surprenants vis-à-vis des femmes. Chez les catholiques, elles n’ont pas le droit d’officier et de dire la messe, chez les musulmans... ce serait trop long à énumérer !

Derrière la pagode, un petit édifice semblable à une tour n’est accessible qu’à marée basse. On suit un petit chemin bétonné entre les rochers. Des moines viennent ici et nourrissent de gros poissons-chats avec des granulés colorés achetés dans le temple. Ces poissons d’eau douce expliquent pourquoi le rivage est boueux : un fleuve se déverse ici rendant la mer jaune par endroits, bleue à d’autres.

Un peu plus loin, je vais sur une grande plage où le sable est un peu gros et désagréable sous les pieds, et où la baignade ne doit pas être très agréable ! Il existe, de l’autre côté du temple, près d’une curieuse mangrove, une jolie petite crique en bas d’une falaise d’où l’on déverse toutes les ordures de la ville... Alors là non plus, pour la baignade, ce n’est pas l’idéal !

Le soir, je ne trouve rien à manger dans les environs de l’hôtel. Il n’y a qu’un grand café où des groupes d’hommes boivent de la bière. Heureusement que j’avais pris une assiette de nouilles au chou et aux... algues cette après-midi.

 

Mercredi 6 février 2013.

Kyaikkami.

Impossible de déjeuner dans le secteur. Je pars à huit heures à la plage de Setsé. Comme il n’y a pas de bus direct, personne ne comprend pourquoi je n’attends pas onze heures, le seul car qui me mène là-bas directement. Ici, on ne joue pas sur les correspondances : on n’y comprend rien. Tout compte fait, je suis davantage capable de voyager chez eux qu’eux-mêmes. Je prends un car qui me dépose au croisement de Setsé. Il y a là une forêt d’hévéas avec leurs petits pots où les saigneurs récupèrent le latex après avoir fait des scarifications en spirale sur le tronc des arbres. Au bord de la route, sous un toit de feuilles de cocotier, un jeune homme vend des biscuits et quelques produits susceptibles d’intéresser ceux qui attendent le bus ici. Il vend aussi un excellent flan au riz et à noix de coco que j’apprécie bien avec un bon café au lait. Pas la peine d’attendre la correspondance : un moto-taxi me propose de m’amener à Setsé à huit kilomètres. Me voilà donc derrière un motard local sur une route goudronnée, mais loin d’être plane. Ce n’est pas très confortable, mais j’ai tout de même le loisir d’observer le paysage : des forêts aux hévéas soigneusement alignés, et de temps en temps une ferme à l’allure misérable. Nous arrivons à l’hôtel Paradyse, un petit groupe de bungalows en bord de mer. Complètement désert, sauf deux employés qui pensaient que je serais le premier client. Ils ont ouvert depuis un mois, et personne n’est encore venu. Il est vrai qu’avec des bungalows à quarante dollars, les touristes hésitent. Et puis la plage n’est pas connue, les guides touristiques n’en parlent pas puisqu’il n’y a rien, et les touristes aiment être tranquilles, mais ils n’aiment pas qu’il n’y ait rien. Il leur faut au moins une discothèque et un restaurant plein de touristes. Les Occidentaux sont ainsi aujourd’hui : ils ne savent plus voyager si les endroits où ils vont ne leur rappellent pas leur pays ! C’est triste non ?

La plage de sable fin est superbe, on peut s’y baigner sans risque... Elle fait plusieurs kilomètres de long, et il n’y a qu’une dizaine de promeneurs birmans qui jouent au ballon ou se promènent à cheval.

Pour revenir à l’hôtel, je monte dans un camion avec deux jeunes gens contents de me rendre service, je me retrouve au croisement, et de là, je monte dans un bus qui me laisse devant ma porte.

Le soir, il n’y a rien à manger, sauf des nouilles aux algues et aux choux... Heureusement que j’avais pris la précaution de manger un énorme poisson sur le bord de la plage de Setsé. Je bois quelques bières bien fraîches en écrivant sur mon petit ordinateur. La soirée est tout de même un peu triste, car je ne peux communiquer avec personne, car ils ne parlent pas anglais et je ne parle pas birman... Il me tarde de revenir en Thaïlande où la langue pose moins de problèmes pour moi.

 

Jeudi 7 février 2013.

Kyaikkami - Mawlamyine.

Je pars à six heures, et le car me prend juste au moment où je sors de l’hôtel. Nous faisons deux cents mètres et nous nous arrêtons une demi-heure pour déjeuner. Le café et les petits gâteaux bien consistants devraient me préserver de la fringale pendant toute la matinée. Dans le car, je suis à côté d’un bonze qui tient bien sagement son ombrelle-éventail sur les genoux. C’est une grande raquette de ping-pong, parfois en feuilles de cocotier tressées, parfois comme c’est le cas présentement, en velours grenat sur lequel des phrases sont brodées en fils dorés. Les bonzes protègent leur crâne rasé et leur visage glabre des cruels rayons de soleil en tenant cet instrument devant leur visage ou au-dessus de leur tête. La route ne me semble pas aussi longue qu’à l’aller. Il est vrai que le bus est plus confortable et moins chargé. De la gare routière de Moulmein, je continue jusqu’au centre-ville avec un bus tellement vieux que tout vibre comme si les différents éléments qui semblent se désolidariser de la vieille carcasse rouillée allaient s’envoler ou tomber sur la route. Des morceaux du plafond se sont déjà effondrés, les vitres sont cassées, certains morceaux restant fixés à la fenêtre comme autant de guillotines prêtes à décapiter le premier qui osera laisser dépasser sa tête à l’extérieur. Je pense qu’il n’y a plus rien de bon pour la casse, et même le recyclage risque de s’avérer problématique !

Quand j’arrive à l’hôtel « Breeze G-H », je récupère la même petite chambre à six dollars. Je retrouve les Français de Corrèze rencontrés à Hpa-an, Danielle, qui a toujours mal à sa cheville, et Michel qui n’aime pas cette ville de Moulmein où il pensait qu’il y aurait un petit port de pêche et des bateaux. Moi, ce qui me fatigue ici, c’est la vue et l’odeur des poubelles. C’est difficile à imaginer ! La promenade, le long du rivage ne serait pas désagréable, mais dès qu’il fait chaud, nous nous trouvons dans un essaim de grosses mouches, et si nous nous penchons un peu pour regarder en bas de la balustrade, ce sont des tas de poches en plastiques et de détritus divers ! Les habitants du quartier traversent la rue pour déverser leurs poubelles par-dessus le parapet, en espérant que la marée emportera tous ces détritus au large. Mais comme la mer ne monte pas jusque-là, tout reste et s’entasse. Quelques chiens faméliques recherchent leur subsistance dans ces déchets et parfois, un groupe d’enfants avec un sac sur le dos essayent de récupérer du plastique ou quelques objets qu’on leur rachètera pour quelques kyats, même pas assez pour se payer une soupe. Ce qui m’étonne, c’est la joie de vivre de ces gamins qui me lancent des « Hello !» et s’enfuient en pouffant de rire. Ils sont nés dans les détritus, c’est leur univers, et pour eux, il est même certainement moins contraignant que l’école.

 

Vendredi 8 février 2013.

Mawlamyine.

Je me lève de bonne heure et je pars avant la chaleur pour me rendre au festival, dans le temple du grand Bouddha de Win Sein Taw Ya. Je monte d’abord dans un petit scooter triporteur jusqu’à la gare routière et j’ai souvent la sensation de le sentir se briser en menus morceaux sous mes fesses. Nous sommes trois dans la petite benne, assis sur les banquettes latérales qui se font face ; puis deux écolières, jupe verte et chemisier blanc, montent, puis d’autres personnes ramassées de-ci de-là... et nous finissons par être dix-sept ! Je me demande si le vieux monsieur qui conduit l’engin ne cherche pas à battre des records. Cela ressemble à ces jeux idiots d’Interville, quand on faisait rentrer le plus de personnes possible dans une 4L ou une 2cv ! Je me demande comment le pauvre petit engin, presque aussi vieux que son conducteur, peut encore avancer.

À la gare de Moulmein, je grimpe dans un pick-up, et il me semble que c’est le grand confort. Je suis en chemisette sans manches, l’air vif du matin me fait un peu frissonner et les autres passagers vêtus de vestes et de tricots d’hiver, grelottent à faire pitié. On me dépose devant un portail surmonté de statues colorées comme on les aime tant par ici. Une longue allée bordée de bonzes en ciment tout raides et peints en rouge mène au grand Bouddha couché dont la tête énorme m’apparaît en premier au-dessus des arbres. Visage blafard aux yeux fixant le ciel d’un regard mort. Puis le corps long de cent quatre-vingt-dix mètres à flanc de colline s’impose à la vue. C’est grand, c’est colossal, mais je ne trouve pas beau. La robe couverte de carreaux de faïence rouge a perdu une partie de son revêtement, les pieds s’effondrent un peu ( des plaques de béton sont tombées ) et je trouve cet énorme visage blanc peu esthétique. On a percé des fenêtres dans ses narines, dans ses bras, dans son pouce... Les gens viennent ici parce que c’est grand, et ils trouvent beau. Alentour, d’autres statues de ciment d’un goût douteux complètent la série des œuvres kitsch. Du festival auquel j’espérais assister, il ne reste que des millions de poches en plastique tapissant le sol sur près de deux kilomètres tout le long de l’allée. La fête est terminée, on en est à démonter les derniers stands qui bordaient l’allée, et les poubelles sont restées. Quelques rares personnes déambulent sur le site, un vieux bonze s’appuyant sur une canne en inox vacille à chaque pas et des enfants essayent de récupérer quelques objets dans les détritus.

Je suis de retour à Mawlamyine à dix heures, et encore une fois, je ne suis pas très enthousiaste. Je ne pense pas être blasé, je crois tout simplement que ces pagodes de pacotille destinées à émerveiller les visiteurs ne font aucun effet sur moi. Je préfère l’émouvante beauté des ruines de Pagan.

 

Samedi 9 février 2013.

Mawlamyine.

C’est le premier jour du Nouvel An chinois. Il ne doit pas y avoir beaucoup de Chinois dans la ville, car c’est bien silencieux ! Pas un pétard, pas le moindre feu d’artifice... à moins que les autorités aient interdit toutes ces choses qui pourraient se transformer en bombes et se retourner contre eux ! Je n’ai aucune envie de me déplacer. Il fait vraiment trop chaud. Le soleil nous brûle sans pitié et la mer ajoute une humidité qui rend l’air pesant et presque palpable. Au-dessus de nos têtes, le ciel n’est même plus bleu, il a pris une teinte délavée, presque blanche. Pas un souffle de vent, pas la moindre brise. Je longe le bord de mer dans une puanteur aigre, une odeur de fruits pourris ou de chou fermenté ; tout le monde prend la mer pour dépotoir, alors forcément... Dans la rue, un cyclo-pousse charrie une énorme cargaison de planches et de madriers. Il se dresse sur les pédales, de grosses veines saillantes sur ses mollets rachitiques. Comment ces hommes, parfois âgés, peuvent-ils faire avancer leur tricycle souvent chargé d’une ou deux ménagères et des sacs de légumes qu’elle ramène du marché ?

Je vais manger dans un petit restaurant avec Danielle et Michel. Nous sommes un peu déçus du changement qui s’opère au Myanmar. L’argent, qui n’était pas, jusqu’à présent, leur préoccupation première, est en train de devenir leur souci majeur. Dès qu’ils ont la possibilité d’approcher les touristes, ils sentent qu’ils peuvent en tirer de substantiels bénéfices, alors ils deviennent des gens prêts à se vendre, même à des prix prohibitifs. Ils n’ont aucune notion de l’argent qu’ils peuvent demander, ils croient seulement qu’ils peuvent en demander beaucoup ! Effectivement, il y a de nombreux touristes par rapport aux années précédentes, le pays arrive à saturation en ce qui concerne la capacité hôtelière. Il va falloir autoriser les « hôtels réservés aux Birmans » à recevoir des touristes. Cela risque de demander des travaux de rénovation pour certains établissements, car la clientèle locale est loin d’être aussi exigeante que les Occidentaux en matière d’hygiène, de confort et de sécurité. Jusqu’à présent, les visiteurs occidentaux arrivaient d’un autre pays asiatique, de Thaïlande principalement. Ils avaient appris quelques règles élémentaires de « bonne conduite » dans des pays qui ne se formalisent plus de la « grossièreté» de ces Occidentaux qui font vraiment « n’importe quoi » ! À présent, les vols directs en provenance d’Europe risquent de changer beaucoup de choses. Les Birmans vont se trouver confronté à des touristes ignorant leurs mœurs et leurs coutumes, et ils risquent d’être bien surpris ou même choqués parfois. La Thaïlande connaît un problème, actuellement, avec une quantité croissante de touristes russes qui ne respectent rien.

Le soir, je prends le car de neuf heures. Il va me mener à Yangon distant de moins de deux cents kilomètres en sept heures de route !

 

Dimanche 10 février 2013.

Mawlamyine - Yangon.

Il fait nuit, la température est élevée, et l’humidité rend l’atmosphère lourde. Je viens de descendre du car à la gare routière de Yangon et je monte dans un taxi où deux femmes qui me semblent plutôt âgées somnolent à l’arrière. Il est quatre heures du matin, la ville est presque déserte. Des piétons isolés marchent sur l’asphalte noir et luisant, pour éviter les pièges des trottoirs plongés dans les ténèbres. Comme les voitures arrivant en face restent pleins phares, ces personnes sur la chaussée deviennent des spectres, des ombres, des silhouettes qu’on ne distingue pas très bien. Pour se rassurer, le chauffeur klaxonne ; c’est tout ce qu’il peut faire, car ses phares n’éclairent pas à plus de dix mètres. Nous déposons la première femme dans une rue sombre, devant une petite boutique où le gardien dort sur un bat-flanc. Tout bien réfléchi, je ne pense pas que ce soit le gardien, car il ne se réveille même pas... Nous nous engageons ensuite dans un véritable dédale de ruelles sombres, de coupe-gorges sordides où quelques rats aussi gras et hauts que des chats s’enfuient à notre passage. De-ci de-là, une femme s’active près d’un fourneau qui fume ou dont la flamme jaune jette une lueur sinistre sur les façades salpêtrées des immeubles voisins. Dans une heure, il y aura foule ici. Assis sur de petits tabourets en plastique, des hommes silencieux déjeuneront d’une soupe de nouilles et mâcheront leur bétel en vomissant leur salive rouge sang...

Le taxi me laisse devant l’hôtel, il est cinq heures. À part quelques rares passants marchant en silence au milieu de la rue : personne. Comme je sais qu’on ne me donnera pas de chambre à cette heure matinale et que je n’ai nulle part où aller, je m’assieds sur les marches de l’escalier, au troisième étage, devant la porte de la guest-house et je lis un roman de Jules Verne sur ma liseuse. Hé oui, j’ai un livre numérique ( « e-book » ), je suis à la page ! Il est cinq heures Yangon s’éveille, il est cinq heures, je n’ai pas sommeil !

Le matin, je reste dans ma chambre pour récupérer un peu, puis je vais au marché Boyoke. C’est en train de devenir un centre commercial pour touristes proposant des produits d’artisanat local comme des sculptures sur bois, les inévitables marionnettes, les bijoux et les pierres de jade qui ne sont autres que de l’onyx venant de Chine. J’ai entendu dire que les pierres semi-précieuses sont extraites du Myanmar, puis elles sont expédiées en Chine pour être travaillées, et elles reviennent ici sous forme de produit fini.

Le soir, je vais au « Golden Duck » ( canard d’or ) et l’on m’installe à une table couverte d’une nappe immaculée, avec multes attentions et force politesse, je commande un plat de canard rôti et une bière. Le garçon revient au bout de quelques instants avec la bière, et il m’annonce qu’il n’y a plus de canard. Nous sommes bien au Myanmar : le « Golden Duck » n’a plus que du poulet. Peut-être que les « pizzerias » n’ont plus que des « hot dogs » ? Je me lève en remerciant et je vais manger du poulet dans un petit troquet avec une bière pression bien fraîche.

 

Lundi 11 février 2013.

Yangon - Bangkok.

C’est mon dernier jour au Myanmar. Je suis impatient de retrouver la Thaïlande qui est devenue un peu mon pays, car je peux communiquer avec les gens, même si ce n’est pas toujours facile, et la vie y est tout de même plus confortable ! Ici, tout est vieux, cassé, mal entretenu ou mal réparé avec des moyens de fortune, les trottoirs sont défoncés par endroits, les bâtiments salpêtrés, de superbes façades d’anciens bâtiments coloniaux aux moulures sophistiquées sont noires et lépreuses... Les bus bondés s’effondrent à cause de leurs suspensions avachies et laissent dans leur sillage un panache de fumée noire un peu comme de monstrueux poulpes jetant leur encre. Les caniveaux débordent de détritus et les trottoirs sont maculés des crachats rouges sanguinolents des consommateurs de bétel. Les femmes barbouillent leur visage de tanaka, cette bouillie jaunâtre qui, en séchant leur donne l’air de quelqu’un qui vient de se rouler dans la farine. Pour moi, cela nuit à leur beauté et donne l’impression qu’elles ne se sont pas lavées. Quelques jeunes ont teint leurs cheveux de la couleur des citrouilles, et cela leur donne l’air grotesque. Si je m’attache à tous ces détails davantage cette année, c’est que je vois le pays différemment, peut-être avec la sensation qu’il change, mais pas dans le bon sens. Les Birmans sont toujours les mêmes, honnêtes, affables, enjoués et prêts à rendre service. Ce qui a changé, avec les gens avec qui nous avons des rapports « commerciaux » ( hôteliers, taxis, agences de voyages... ) c’est que quelqu’un leur a dit que le pays s’ouvrant, les étrangers allaient apporter de l’argent. Alors, comme ils n’ont aucune expérience en matière touristique, ils fonctionnent tout bêtement en fixant des prix qui, au lieu de donner au touriste l’envie de rester, le font fuir. J’ai rencontré quelques voyageurs qui modifiaient leur date de retour de billet d’avion pour abréger leur séjour. Le pays n’a aucune expérience en matière de rapports avec les étrangers ou les pays étrangers et leurs « cafouillages » n’attirent guère les investisseurs. Il en va de même pour la « démocratie ». Les pays occidentaux n’ont qu’un souci : évincer la junte militaire au pouvoir, car avec eux aucune activité commerciale n’est envisageable. Peut-être que ce sera plus facile de « gruger » un nouveau gouvernement incompétent ? Je ne vois pas un avenir très brillant pour le Myanmar, même s’il s’appelle à nouveau la Birmanie.

Toute la journée, les rues de la ville résonnent du cri sinistre et en point d’orgue des colporteurs ou des hommes ramassant les objets recyclables. On croirait entendre l’appel de détresse d’une personne en train de se noyer. Le soir, les hommes se réunissent à la terrasse des cafés, sur les trottoirs et ils boivent de la bière ou du whisky accompagné d’eau gazeuse. Ils se regroupent autour d’un téléviseur, et assis sur de petits tabourets, ils regardent un match de foot en hurlant à chaque but. Ils connaissent tous les joueurs européens, et leur club fétiche est Manchester. L’équipe de France ? Ils ne veulent pas me vexer, mais je vois un sourire ironique sur leurs lèvres. Par contre, Zidane est un Dieu pour eux, l’image même d’un immigré qui a réussi, d’un pauvre devenu riche...

Je vais changer les kyats qui me restent à la banque, et si je fais le bilan, je n’ai dépensé que huit-cents dollars en vingt-cinq jours ( 575 euros ). Pour les années à venir, il faudra compter sur une augmentation sensible, surtout au niveau des hôtels.

Je me rends à l’aéroport en taxi, la circulation est presque fluide. Dès qu’il y a un embouteillage, ce qui est surprenant, c’est la correction des conducteurs entre eux. Jamais d’énervement, on aide les autres usagers. Rien à voir avec la Thaïlande où le « chacun pour soi » est de mise.

L’avion d’Air Asia part à l’heure et arrive à Bangkok avec quelques minutes d’avance. On m’avait dit de me méfier des compagnies « low cost » ( à bas prix ), je peux dire que personnellement je n’ai pas à me plaindre. À l’aéroport de Don Muang, au lieu de prendre un taxi par leur système qui majore les prix, je prends la passerelle de la gare et je descends sur l’autoroute où une file de taxis attend les « petits malins » comme moi ! Je donne tout l’itinéraire au chauffeur en lui précisant que je prends en charge les péages et que je veux sortir de l’autoroute au soi 1 de Sukhumvit. Je n’ai pas envie qu’il me promène par le chemin des écoliers comme font la plupart des taxis pour majorer le prix de la course.

Le soir, je suis fatigué, mais je vais manger au soi 14 du foie de porc sauté au poivre et à l’ail avec des frites et une bière Chang presque fraîche. Je retrouve Jean-Louis, un copain des Landes avec qui j’étais allé en Birmanie en 1980. Il est avec des amis qui partent à Yangon demain. Je pourrai leur donner des « tuyaux » juste avant leur départ.

 

Mardi 12 février 2013.

Bangkok.

Jean-Louis vient au Crown-hôtel avec ses amis et je leur donne quelques renseignements sur les hôtels et les endroits à visiter.

L’après-midi, je vais à Pratunam en métro et en bateau sur le klong ( qui pue ). Le quartier est animé, c’est ici que tous les étrangers font leurs achats. Je vais à Panthip où les prix sont de moins en moins attrayants et où la clientèle thaïe se fait plus rare. Il faudra que je me renseigne pour savoir où ils vont, Panthip étant devenu le centre commercial pour touristes. Je reviens à pied jusqu’à la station de « sky train » de Chit Lom, sur des trottoirs où règne une ambiance de fête, beaucoup de jeunes thaïlandais fréquentant ce quartier. On se faufile entre les étalages de vendeurs de gadgets, les marchands de fruits et les restaurants installés à même le trottoir. Si un jour, pour de ridicules questions d’hygiène, on décide d’interdire de vendre de la nourriture sur les trottoirs, Bangkok aura perdu son âme, et la vie y sera aussi insipide qu’à Pau. Pour monter dans le métro, il faut faire la queue, sagement, devant l’emplacement de chaque porte du train matérialisé sur le sol. Les usagers ne se bousculent pas, personne ne resquille, et si, par inadvertance, une personne ne respecte pas la file ( ce qui n’arrive pratiquement jamais ), personne ne dit rien. Chacun juge, c’est tout ! Quelle philosophie, quelle sagesse, comme nous sommes loin de notre mauvaise mentalité et de notre égoïsme d’Occidentaux. Le train s’arrête, seulement quelques personnes arrivent à pénétrer, sans bousculade, dans des wagons trop pleins, le train redémarre, la queue n’a avancé que de quelques centimètres. Pas la peine de rouspéter ni de se décourager, dans la rue, pour les bus c’est le même problème, avec la chaleur et les embouteillages en plus une fois qu’on a réussi à trouver une place debout dans le couloir. Quand je réussis à pénétrer dans le train, je me rends compte qu’on pourrait faire rentrer bien plus de personnes, mais les Thaïs évitent le contact et ne se bousculent pas ou ne se serrent pas les uns contre les autres. Quand on est tout au fond du wagon et qu’on ne voit plus comment on va réussir à sortir, tout le monde s’écarte et l'on réussit à s’extraire sans n’avoir pratiquement touché personne. Pourquoi dans les transports en commun les personnes sont-elles si bien élevées, alors que les automobilistes sont si incorrects dans la circulation ? Peut-être parce que ce ne sont pas les mêmes catégories de personnes et sans doute aussi parce que la voiture est le symbole de la réussite, alors on se doit de « s’affirmer ».

Le soir, je vais manger une soupe sur le trottoir, et c’est tellement bon que je ne laisse absolument rien au fond du bol. Les Thaïs eux mangent les nouilles, la viande et les légumes et laissent souvent le jus. Peut-être parce qu’ils y ont versé une cuillère de poudre de piment et qu’il est devenu immangeable. Quelle hérésie ! Pour moi, le bouillon, c’est le meilleur. Normal dans la soupe ! Et si j’avais du vin pour faire la goudale, je serais le plus heureux du monde !

 

Mercredi 13 février 2013.

Bangkok.

Je devais partir à Si Ratcha ce matin, et je me laisse aller à flemmarder à l’hôtel. Que c’est bon de ne pas être contraint à quoi que ce soit ! Amnoay est à Surin et elle n’a plus envie de bouger. Demain, je partirai à Koh Samet tout seul.

 

Jeudi 14 février 2013.

Bangkok - Koh Samet.

 À dix heures, je prends un minibus jusqu’à Ban Phae. Il aurait fallu que j’attende pendant une heure pour partir avec le grand bus climatisé. Les bus se font plus rares et les usagers préfèrent le minibus plus rapide. Moi, je n’aime pas, car nous sommes un peu à l’étroit et l'on ne voit pas le paysage. De plus, je ne m’y sens pas en sécurité, car les chauffeurs vont vite et commettent imprudence sur imprudence tout le long du trajet.  

Le dernier passager descend à la sortie de Rayong, et je suis tout seul jusqu’à Ban Phae. Contrairement à ce que je croyais, les gens ne sont pas très nombreux à se rendre à Koh Samet. Nous sommes en fin de semaine, jour de la Saint Valentin très marqué ici. ( Les messieurs offrent des fleurs, et les dames louchent un peu vers les vitrines de bijouteries ). Le petit bateau de pêche recyclé en bateau de passagers, est à quai. Parmi les personnes qui montent, je remarque une grande majorité d’Asiatiques : Chinois, Coréens et Thaïs. Il y a aussi une famille de Russes. Ils ont dû s’évader d’une vitrine de poupées, car entre le père énorme et le petit dernier des trois enfants, on a l’impression qu’on pourrait les emboîter les uns dans les autres. Fidèles à leur réputation, ils barrissent comme des mammouths de Sibérie. Les Thaïlandais voient les touristes européens fuir vers des pays voisins où les prix sont plus économiques, comme le Cambodge par exemple, et ils sont remplacés par une clientèle slave aux manières rustres et au gosier en pente. Et un ivrogne slave saoul comme un cochon, ce n'est pas très propre. De plus, les Russes ont commencé par faire venir leurs propres prostituées slaves, et ensuite ils organisent des « sex-tours » vers la Thaïlande. C’est un peu comme s’ils avaient amené leur bière à Munich, mais ces « casques à boulons » veulent, une fois imbibés de vodka, pouvoir dialoguer avec leur Mamouchka. J’aimerais comprendre le russe pour saisir la subtilité de leurs propos ! Quand nous débarquons à Koh Samet, les gens s’entassent dans les bennes de deux ou trois camionnettes. Comme je n’ai pas envie de jouer à l’asperge en boîte, je pars à pied. Il est quinze heures, le soleil foudroie et la mer verdoie, et mon sac à dos commence à se faire lourd quand j’arrive au « Naga Bungalow ». Je pensais ne rester que trois ou quatre jours, mais on me fait une réduction de quinze pour cent si je reste une semaine. Cinq cent dix au lieu de six cents... ( 12 euros ) cela mérite qu’on s’y attarde. Alors me voici installé dans un bungalow sur la colline dominant la mer que je devine à peine entre les arbres. Il y a deux ans je payais quatre cents au même endroit, cela fait une augmentation de vingt-deux pour cent. Pour les prix des restaurants, c’est pire : le poisson frit est passé de deux cents à trois cent cinquante ! Les Russes peuvent barrir, les touristes vont se barrer et les Thaïs ne vont pas rire, ils en seront à balayer dans le dos de ceux qui boivent la vodka en jetant leur verre vide par dessus l’épaule.

 

Vendredi 15 février 2013.

Koh Samet.

De mon lit, sous la moustiquaire, j’entends les petits cris aigus des écureuils dans les branches des arbres au-dessus de mon bungalow. Il est six heures, le jour se lève. Des merles gris et noirs au bec jaune sautillent. Ils se réunissent par petits groupes de quatre ou cinq, et semblent former de petites cellules familiales. Même les merles, ici sont moins individualistes que chez nous. Soudain, un gros serpent marron avec des anneaux noirs, long de plus d’un mètre cinquante est sorti des hautes herbes et, tout lentement comme quelque chose qui coule, s’est laissé glisser le long d’un tas de sable. De jeunes écureuils à la fourrure claire, le corps très allongé, se poursuivent en sautant de branche en branche et en grimpant le long du tronc des arbres à une vitesse fulgurante. Un adulte beaucoup plus gros, de couleur noire semble surveiller le secteur. Il se poste dans la fourche d’une branche à quelques mètres de moi, et il m’observe de ses petits yeux noirs comme des perles. Puis il s’enfuit soudain comme si je l’avais menacé, et je ne vois que les rameaux feuillus s’agiter dans les buissons. Un moment plus tard, ils reviennent et j’en compte jusqu’à six dans les arbres autour de mon bungalow. Plus tard, alors que je déjeunais au restaurant, j’en ai vu qui se poursuivaient en courant sur les fils électriques. Je passe ma journée à attendre que la chaleur tombe un peu pour pouvoir me promener sur la plage. On se croit un peu à Hendaye en juillet : il y a du monde, des baigneurs qui crient et s’esclaffent, des chaises longues et des parasols sur le sable, des marchands de crêpes... J’aime autant rester sur le balcon de mon bungalow d’où je n’ai pour compagnie que les écureuils et le bruit des vagues le matin, et les rugissements des scooters de mer l’après-midi.

Le soir, je vais manger au village, une cuisse de poulet et quelques frites pour deux fois le prix du même plat à l’Emporium de Bangkok. Je ne mange pas de poisson, il est trop cher ( 9 euros ), et par principe, je ne veux pas contribuer à engraisser les patrons de restaurants qui sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Ils sous-payent leur personnel et affichent avec mépris des tarifs prohibitifs. Ils ont tellement joué à ce jeu à Koh Samui et à Koh Chang que maintenant ils se plaignent que les touristes se font plus rares et qu’il leur faut compter sur la détestable clientèle russe. Je ne veux pas jouer l’oiseau de mauvais augure, mais cette situation, je l’avais prédite à un patron d’hôtel que je connaissais bien à Koh Chang. Tant pis pour lui, j’ai la satisfaction de voir mes prévisions se réaliser ! Le tourisme, ce n’est pas le tonneau des Danaïdes, il arrive un moment où l'on voit le fond. Il existe de superbes plages immenses et vierges au Cambodge, à moins de quatre heures d’ici, et les devises pourraient bien partir là-bas, d’autant plus que les Cambodgiens n’étant pas fous, ils donnent un visa d’un mois ( contre quinze jours pour les Thaïs ) au poste frontière.

Je ne veux pas jeter l’anathème sur ces Russes, mais il faut reconnaître que parmi tous ceux qui se croient en terrain conquis, ils sont tout de même les champions !

Vers vingt-deux heures, je longe la plage et une forte odeur de pétrole effleure mes narines ; ce sont les jongleurs et cracheurs de feu qui font leur spectacle que je trouve lamentable. Et la foule, attablée devant son assiette de fruits de mer, s’extasie en reniflant un air aussi parfumé que celui des avenues de Bangkok aux heures de pointe. J’ai même trouvé un soir à Yangon des jeunes jongleurs qui jouaient à empester une terrasse de restaurant sous le regard extasié de touristes séniles. Le poisson que l’on mange est presque toujours du poisson d’élevage nourri avec des farines plus ou moins douteuses, alors si l’on y rajoute une odeur de fuel, on a le compte !

Vers vingt-trois heures, alors que je m’étais réfugié sous ma moustiquaire pour échapper aux insectes qui semblaient avoir décidé d’un commun accord de me saigner à blanc, je suis réveillé par des coups sourds comme des coups de marteau sur un fût de chêne, couverts de temps en temps par un bruit de sirène strident. C’est la discothèque du « Naga » qui fait tout pour nous bercer ! Parfois on aurait pu croire que ce vacarme allait devenir de la musique, mais un marteau-pilon venait tout saccager : Ploup ! ploum ! poum ! ploup ! ploum ! poum !... Quand, épuisé par ce qui me semblait être un travail de forgeron, je finissais par sombrer dans un sommeil comateux, c’est la « lambada » qui revenait à la charge. Oh, pas celle des années passées qui vantait les qualités du café, non, une lambada au goût du jour, style « rap ». Cet infernal chantier a cessé à trois heures. « L’usine » a fermé, les « ouvriers » ont poussé des cris de bêtes qu’on égorge sur la route et sur la plage, puis le secteur a retrouvé son calme, et j’ai pu me laisser bercer par le chuchotement des vagues. La vie n’est pas du tout comme les photos la suggèrent sur l’île « parc national » de Koh Samet.

 

Samedi 16 février 2013.

Koh Samet.

 Les Chinois fêtent leur Nouvel An, alors ils sont de sortie. Ils sont arrivés de Bangkok par tribus entières, avec leurs gros appareils photo. Ce n’est pas difficile de les reconnaître, ce sont ceux qui photographient n’importe quoi, notamment les sujets les moins intéressants et sous les angles les moins appropriés. Ils font des portraits de leurs amis dans des poses si ridicules qu’ils devraient avoir peur qu’on les voie ! Si un jour je suis invité chez des Chinois, prions le ciel qu’ils ne me montrent pas leurs photos ! Ils batifolent dans les vaguelettes du rivage, car que ce soit dans l’eau ou dans la nature, ils ne s’aventurent jamais bien loin.

Je reste sur le petit balcon de mon bungalow. Devant moi, le décor n’est pas terrible : c’est tout un amoncellement de branches coupées, de planches entassées et de débris de plaques de fibrociment. Ici, sur cette île, il n’y a pas de traitement des déchets, alors on entasse un peu n’importe où, on brûle les ordures, surtout le soir, et ça empeste tout le quartier... C’est difficile à concevoir : on donne le permis de construire de nouveaux hôtels dans cette île qui est un parc national, et l’on n’a rien prévu pour l’évacuation des eaux usées ou des ordures ménagères. Chaque recoin un peu isolé, chaque ravin devient un dépotoir lamentable. Il me semble qu’en réduisant un peu les honteuses marges bénéficiaires de certains établissements et en instaurant un impôt « assainissement », on pourrait faire le nécessaire. Mais en Thaïlande, on ne pense jamais au lendemain... « maï pen raï » ( cela ne fait rien ). Il n’y a ici, qu’une piste si étroite qu’on peut à peine s’y croiser, si boueuse et défoncée qu’elle devient impraticable, et pourtant, on trouve des pick-up partout. Il doit y en avoir plus d’une centaine pour moins de cent kilomètres de piste. Et ils vont et viennent avec un ou deux passagers à leur bord, parfois vides... Ce serait plus simple de faire circuler une dizaine de navettes, cela éviterait de respirer les odeurs de fioul comme si l’on était sur l’avenue Sukhumvit à Bangkok, cela serait beaucoup mieux pour le parc national de Koh Samet, mais le principal souci du gouvernement, ce n’est pas de protéger la nature, c’est de vendre des voitures ! Il en est de même pour les motos. On peut en louer partout, il y en a plus de mille sur l’île, et tous les touristes vont et viennent en moto.

Vers la fin de l’après-midi, lorsque le soleil se fait moins virulent, je me risque sur la plage, et je retrouve les Russes cuits à point, d’une belle teinte écarlate. Les Chinois, eux, ont passé la journée sous les arbres, car il ne faut surtout pas bronzer, la peau mate étant pour eux le signe d’une classe sociale défavorisée. Ils restent blancs et en sont fiers, et quand ils se baignent, ils vont à l’eau tout habillés, avec des vêtements à manches longues si possible. Par contre, l’obésité n’est pas un problème, alors ils ont mangé tout ce qui passait à leur portée, ce qui a fait le bonheur des petits marchands de brochettes ou de plats cuisinés. Certains ressemblent à leur bouddha, riant de bon cœur !

Je me baigne dans une eau si chaude qu’on y entre sans problème et qu’on souhaiterait un peu plus de fraîcheur. Les bains ne me rafraîchissent pas, ils me donnent soif ! Alors, quand la nuit tombe, j’achète une bière dans un « Seven Eleven » ( petite épicerie très répandue en Thaïlande ) et, comme j’ai pris soin d’emporter mon gobelet, je m’assieds sur le mur au bord du port, et je regarde les petits bateaux se balancer doucement, et j’écoute l’eau clapoter sous leur coque, et je suis heureux, car ni les barrissements des Russes ni les aboiements des Chinois ne viennent perturber ma solitude.

Ce soir, dans la petite rue où les restaurants se touchent, je vois un poisson dont la taille et le prix me conviennent au « Barbados Terrace ». J’entre, le restaurant est complet, pas de table libre, sauf une, où un petit blondinet de huit ou neuf ans semble bouder, la tête dans ses mains. Je demande à m’installer à cette table, les serveurs ont l’air un peu gênés et proposent de me mettre à une table, dans un coin près des canettes et des bouteilles destinées à la poubelle. Faut pas exagérer ! Je dis au gamin de rejoindre ses parents dans le coin opposé de la salle et le gosse ne bouge pas. Alors, je vais pour m’installer lorsque la mère arrive, furieuse et agressive comme une guêpe en me disant « C’est mon enfant ! », dans un anglais à l’accent bien américain. Je n’ai pas écouté la suite et me suis assis lui disant que son enfant il avait sa place à leur table. Cette petite anecdote est caractéristique de l’état d’esprit de ces touristes qui se croient en terrain conquis, et les Thaïs plient l’échine... Du moment qu’ils payent ! Quand l’accès aux lieux est difficile, qu’il faut supporter plusieurs heures de voyage inconfortable dans un vieux bus ou un train cahotant, on ne trouve plus ce genre de bourgeois égocentrique. Mais malheureusement, les endroits difficilement accessibles se font rares, de plus en plus rares !

 

Dimanche 17 février 2013.

Koh Samet.

Dès sept heures, ce matin, le ciel noircit, la mer devient glauque, l’orage gronde dans le lointain, et les moustiques attaquent en rangs serrés. L’air est pesant, moite, sans un souffle d’air. Quelques petites gouttes tombent par-ci par-là sans même mouiller le sol. Il fera chaud aujourd’hui, je suis condamné à n’avoir que du beau temps ! Depuis trois mois que je suis ici, je n’ai eu que deux heures de pluie, un matin, au Myanmar...

La baignade de l’après-midi, la promenade le long de la plage, la crêpe à la banane... La routine quoi !

Le soir, j’ai amélioré ma bière avec un peu de limonade, car j’ai trouvé un billet de cent bahts sur le trottoir ( cinq euros ). J’ai regardé dormir les bateaux regroupés par familles au bord du quai, et je suis allé manger un poisson au « Barbados terrace ». J’ai été reçu comme un Roi, les Américains d’hier soir n’étant pas là.

 

Lundi 18 février 2013.

Koh Samet.

Pas de serpents, pas d’écureuils, ce matin, ce sont de beaux lézards qui viennent me tenir compagnie. L’un d’entre eux, orné d’une belle crête sur un corps gracile se déplace avec une rapidité surprenante, sautant les obstacles, et s’arrêtant parfois pour scruter son environnement avec de petits coups de tête brefs et nerveux. J’ai surpris, sur le tronc d’un arbre, un autre spécimen beaucoup plus beau. Il me regardait fixement. Je me suis approché, et il m’a laissé coller ma caméra à une vingtaine de centimètres avant de détaler avec une rapidité qui m’a surpris, car je le croyais aussi placide qu’un caméléon. Ici, les animaux n’ont pas peur de l’homme ( ni de la femme non plus d’ailleurs ! ) On ne les chasse pas, on ne tue même pas les serpents, ils sont les bienvenus : l’hôtel s’appelle « Naga ».

 

Mardi 19, mercredi 20 février 2013.

Koh Samet.

Je vais sur la plage à sept heures alors que le soleil se lève et ne chauffe pas encore trop fort. Les bonzes longent le bord de mer dans leur robe orange et quelques personnes attendent leur passage pour leur donner leur ration de riz et leur nourriture du jour.

L’après-midi, je préfère rester sur le balcon de mon bungalow, parmi les oiseaux et les lézards, et je ne sors que vers seize heures pour me baigner dans une mer si chaude que ça ne me rafraîchit même pas.

Le soir, je longe la plage où les Russes ont fini de cuire, où les Chinois se prennent toujours en photo et où les touristes contents de se dépayser s’installent sur des nattes devant des tables basses où on leur sert des grillades de poisson ou de fruits de mer. La position est tout à fait inconfortable, assis en tailleur ou allongés devant leur table, mais comme c’est très exotique, ils sont contents ! Et pendant qu’ils mangent, la petite lampe à pétrole posée sur leur table leur rappelle, par l’odeur, les rues de leur ville, et pour parachever le tout, dans quelques instants, les « jongleurs de feu » vont venir les empester avec des effluves d’hydrocarbures dont les malheureux ne peuvent plus se passer…

Je vais boire ma bière assis sur le muret du port, tout seul avec le clapotis de l’eau, et j’amène mon gobelet en plastique, car je suis à la recherche d’un certain confort ! Vers huit heures, je vais manger mon poisson frit à l’ail et au poivre, et je reviens le long de la plage. Les touristes ont fini de manger, le spectacle des « jongleurs-enfumeurs » est terminé, et ils se laissent aller avachis sur leur natte en fumant le narghilé. Je suppose que ces pipes à eau proviennent des pays arabes, car en Thaïlande on n’en trouve pas de semblables. Les Thaïs dans les provinces du nord fument le « bong », pipe à eau faite d’un gros tube de bambou. Le narghilé, le vacarme de la discothèque, juste derrière eux sur la plage, ils n’entendent pas le souffle régulier des vagues, juste devant eux, ils ne voient pas le ciel étoilé, mais ils croient que ces instants sont magiques et romantiques.

 

Jeudi 21 février 2013.

Koh Samet – Khorat ( Nakhon Rajasima ).

Il n’y a pas si longtemps encore, du temps de l’URSS, c’était le régime communiste, le kolkhoze, les ouvriers comme les chefs d’atelier ou les patrons n’avaient pas la possibilité d’obtenir un passeport ; personne ne pouvait sortir du pays. Aujourd’hui, on dit que la Russie bénéficie de la démocratie. Il existe une classe bourgeoise qui peut profiter de voyages organisés où ces nouveaux touristes sont assistés et convoyés comme de gentils troupeaux de brebis. Quant aux ouvriers, ils ont le droit de sortir du pays, mais ils n’en ont pas les moyens financiers… alors, la « démocratie », ce n’est pas pour eux ! Les Birmans ont là la preuve qu’ils feraient bien de se méfier de ce bonheur nouveau que les puissances occidentales veulent leur offrir, car la « démocratie à l’occidentale », il n’y a que la classe dirigeante ou la petite bourgeoisie qui en ressent les bénéfices. Pour les autres, RIEN ne change. Je suis donc un peu fatigué de ces nouveaux bourgeois au comportement inacceptable. Ils sont peut-être très corrects chez eux, mais ils deviennent prétentieux ou mal élevés et se croient tout permis, surtout quand ils savent qu’ils ont un pouvoir d’achat supérieur à celui des « indigènes ». Tout cela m’a un peu fatigué, à force, et je ne suis pas mécontent d’abandonner mon petit paradis de Koh Samet.

Je quitte mon bungalow à huit heures, et je pars à pied sac au dos vers le port : vingt minutes tout tranquillement avec la bonne conscience de ne pas avoir pris de songtaew et de ne pas avoir contribué à la pollution du parc national. Il est huit heures vingt-neuf quand le bateau de neuf heures prend le large. Tant pis pour les passagers qui arrivent à l’heure juste ! Le bateau part, car il est complet ! Ceux ont acheté un billet à l’avance devront attendre 17 heures pour le prochain départ, ou partir avec une autre compagnie.

À Ban Phae, j’entends crier « Alain ! Alain ! » C’est Jean-Louis qui part à Koh Samet. Nous nous croisons. Je prends un songtaew, puis un autre pour aller à la gare routière des bus de luxe « Nakhon Chai Air » pour partir vers Surin ou Khorat. Les prix, et surtout les horaires, ne me conviennent pas ; je reprends donc un songtaew jusqu’à la gare routière de Rayong. C’est quand le voyage devient aussi compliqué que je me rends compte combien le fait de parler thaï peut m’avantager. Je suis aussi à l’aise qu’en France ou qu’en Espagne, et c’est un avantage, car ce n’est pas si simple, avec ces différentes gares routières, les grands bus air conditionné, les minibus, les racoleurs qui racontent n’importe quoi pour attirer un client de plus… Je prends un billet pour le car de Khorat qui part à 12 h 20. Il est onze heures, j’ai le temps d’aller manger une assiette de riz avec du poulet pour 30 bahts, soit 0.80 € ) J’assaisonne avec un soupçon de « nam kapi », une sauce piquante à base de crevettes confites, pour ne pas dire « faisandées »… C’est un régal ! Comme les plats si simples peuvent être délicieux ! C’est tellement bon que j’achète la sauce piquante « nam kapi » préparée par la cuisinière. Comme elle n’a rien pour la mettre, j’achète une petite bouteille d’eau au « 7 eleven » du coin, je bois l’eau, et l’on met la sauce à la place.

Le car est suffisamment confortable, l’air conditionné n’est pas poussé à fond, la télé n’est pas allumée, et la musique est tout à fait à mon goût, une musique de variétés thaïlandaise : des chansons d’amour romantiques et mélodieuses. De plus, le chauffeur est prudent. J’espère qu’il est en forme, car il est parti pour sept heures de route sans personne pour le relayer !

Dans le lointain, toutes les collines sont couvertes d’un maquis impénétrable. Le long de la route, les cultures sont vraiment variées : pas de rizières, mais des champs d’ignames dont les hautes tiges s’inclinent au moindre souffle de vent, des forêts d’hévéas, puis d’eucalyptus, puis des cocotiers, des champs d’arachides, des parcelles couvertes de canne à sucre, d’ananas, et, de temps en temps, un lotissement tout neuf dont aucune maison ne semble habitée… Peut-être que les Thaïs vont suivre le conseil d’Alphonse Allais : « Les villes seraient plus agréables si elles étaient construites à la campagne ».

Nous arrivons à Khorat à 19 h 30. Je suis enfin rendu à l’hôtel « Fathai » à vingt heures, soit exactement douze heures après avoir quitté mon petit bungalow de Koh Samet. Je pose mon sac dans un coin et je vais manger près du marché de nuit, au restaurant « Ratsima ». Ambiance feutrée, dans une grande salle ouverte sur la rue. Des tables et des bancs en bois brut, à peine poli, des globes du style des lanternes chinoises, pour éclairer sur la cloison en planches des photos de khorat autrefois, et le vidéoprojecteur qui diffuse un film avec Robert de Niro sous-titré en thaï (sans le son ). Nous sommes seulement six clients pour cinquante places… On me fait attendre presque une heure avant de me servir mon poisson frit. Heureusement, un guitariste joue des romances thaïlandaises. Ah ! Quel bonheur, après cette semaine diabolique, me voilà enfin en Thaïlande ! Un guitariste qui chante des chansons romantiques en thaï, ça vaut mille fois le « boum-boum » des discos pourris de Koh Samet ! de plus, la carte est écrite seulement en thaï, et les prix n’ont rien à voir avec ceux affichés à Koh Samet. Pourvu que les farangs ne viennent pas ici, car le guitariste sera obligé de se prostituer en jouant des airs occidentaux et le charme du restaurant pâtira de ce changement. Alors que les Mexicains, les Cubains ou les Philippins savent maintenir leur musique contre vents et marées, dans ce monde « moderne », pourquoi les Thaïlandais l’abandonnent-ils dès qu’il y a des Occidentaux ? Comme s’ils pensaient que leur langue et leur musique sont réservées à des initiés ; comme s’ils la considéraient eux-mêmes inacceptable pour les farangs. C’est peut-être la preuve que la mondialisation touche même la musique ! Quelle horreur ! Non contents d’imposer notre « démocratie », nous allons aussi imposer nos goûts, nos modes et notre art décadent ! C’est curieux, mais en écoutant cette musique thaïe, je trouve des analogies avec des airs de kantaldis basques des années 80 ! Le monde est petit !

 

Vendredi 22 février 2013.

Khorat ( Nakhon Rajasima ) – Surin.

Dernière étape jusqu’à notre maison dans la campagne. Je prends un car air conditionné qui « fait le laitier » tout le long du chemin. Arrêt, redémarrage, coup de frein, rugissement de moteur… nous avançons par saccades. Tant que la route est à deux voies séparées, je ne suis pas trop inquiet. Nous roulons à 110 km/h et nous doublons aussi bien à droite qu’à gauche, mais là où le spectacle commence, c’est après Prakhon Chai, lorsque la route redevient à deux voies. Nous doublons des camions tractant des remorques alors que d’autres camions ou des cars arrivent en face. Nous n’avons pas la place de passer à trois de front, mais le bus se rabat toujours de justesse. Il faut préciser qu’en face, les conducteurs se contentent de faire des appels de phares, mais ils ne se déshonorent pas en ralentissant ! Les Thaïlandais sont ainsi, ils ont le goût du risque et un sens de l’honneur exacerbé… deux qualités qui expliquent le nombre impressionnant d’accidents de bus. Quand nous arrivons à Surin, Amnoay m’attend à la gare routière, et je vais tout de suite manger une soupe de canard.

Nous revenons à la maison, il ne fait pas trop chaud, les soirées sont fraîches : je m’installe et je sais que pendant une semaine je ne vais plus bouger !

 

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