Traversée du Sahara

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Jeudi 25 août 1977.

(204 km). (quelque part dans le Sahara en Algérie).

On se traîne sur la piste à une vitesse d’escargot toute la journée ; la piste est vraiment impraticable, la 4L n’en finit pas de craquer et de geindre, et nous devenons irritables. Ce qui est désespérant, c’est que nous longeons la nouvelle route bien plane et stabilisée, et que nous ne pouvons pas l’emprunter, car elle est volontairement encombrée de grosses pierres pour éviter que les camions ne la saccagent avant qu’elle soit goudronnée !

En roulant du lever au coucher du soleil, c’est-à-dire pendant douze heures environ, nous ne parvenons à avancer que de deux cents kilomètres… Ça donne une idée de l’état de la piste !

 

Vendredi 26 août 1977. (118 km).  (quelque part dans le Sahara en Algérie).

Hé bien nous nous plaignions de l’état de la piste. Hier, c’était presque du billard par rapport à ce qui nous est offert aujourd’hui ! À partir d’In Ecker, la tôle ondulée nous secoue comme si nous étions assis sur un marteau-piqueur. Nous vibrons tellement que nos voix sont devenues chevrotantes, et j’ai mal aux bras et aux mains à force de me crisper sur le volant. Notre vitesse de pointe atteint vingt kilomètres-heure. Puis vient la pierraille sur des montagnes brûlantes, et nous ne comprenons pas pourquoi la piste a été tracée ainsi en hauteur, au-dessus d’une vallée plane et plus accueillante… C’est d’ailleurs sur cette partie basse que la nouvelle route déroule son ruban noir fraîchement goudronné. Nous la croisons et la recroisons sans pouvoir l’emprunter. C’est vraiment râlant de rouler dans les cailloux à quinze kilomètres-heure à côté d’une autoroute ! nous nous ensablons, et nous n’avons plus la force ni le moral nécessaire pour nous tirer d’affaire tout seuls. Nous restons avachis à l’ombre de la voiture quand les Français rencontrés à Niamey viennent nous tirer d’affaire grâce à un câble, en nous tractant avec leur Land-Rover. Ils repartent en nous donnant rendez-vous à El-Goléa, la prochaine oasis, à plus de six cents kilomètres d’ici !

Midi arrive, et la grosse chaleur, et l’eau du radiateur qui bout… Nous sommes contraints de nous arrêter sous un arbre. Ce n’est pas de gaîté de cœur, car nous aimerions mieux rouler de façon à sortir au plus vite de cette piste infernale. Alors que le vent brûlant nous dessèche lentement, nous percevons un bruit de moteur… Un camion-citerne approche dans un nuage de poussière. Une citerne d’eau potable ! Ce sont les militaires travaillant à la nouvelle route. Ils s’arrêtent, ouvrent une vanne de la citerne, et nous avons droit à une merveilleuse douche presque fraîche ! Nous retrouvons notre moral, et du coup, l’appétit revient. Nous mangeons des épinards sans les faire chauffer, car nous n’avons plus de gaz, et sans les accommoder, car il ne nous reste que des sardines à l’huile. Mais nous avons tellement faim que nous trouvons presque bon…

Lorsque la chaleur tombe, la voiture se sent plus courageuse, et nous pouvons continuer en mettant le chauffage pour ne pas que la température du liquide de refroidissement atteigne les cent dix degrés redoutés. À vingt kilomètres-heure, nous n’avons pas d’air, et c’est un peu comme si nous passions l’après-midi dans un four : c’est vraiment dur. Pancho m’annonce qu’il ne regrette pas d’avoir entrepris ce voyage, mais il me jure qu’il ne recommencera plus ce genre d’expérience, car il a presque atteint ses limites. Il voudrait une fontaine, même toute petite, un parasol, des arbres et une pelouse fraîchement arrosée. Il y a des moments où je crois que nous sommes au bord du délire !

    

La tradition veut que, depuis des générations, les voyageurs tournent trois fois autour du mausolée de Moulay Hassan, un petit bâtiment éclatant de blancheur au soleil. Nous n’hésitons pas à faire quatre et cinq fois le tour du marabout pour nous attirer les bonnes grâces du Saint Christophe local, et pour qu’il nous protège jusqu’à la fin de notre voyage infernal !

À force de cahoter cahin-caha sur les cailloux, nous arrivons devant une mare d’eau creusée au bord de la piste ; de l’eau jaunâtre, mais forts de la protection de Moulay Hassan, nous plongeons ! Et nous ressuscitons ! À cette incommensurable joie, ajoutons celle de trouver, pendant deux kilomètres, jusqu’à Arak, une portion goudronnée : nous roulons dans du coton. Nous avions perdu l’habitude d’entendre le ronron du moteur. Pancho découvre que la voiture ne semble pas en mauvaise santé mécanique, et que ce n’est que la carcasse qui risque de nous lâcher…

Arak ! Ce n’est même pas un village : il n’y a qu’une petite station-service minable où nous complétons notre plein en carburant, par prudence. L’eau du puits n’est même pas claire, mais nous avons connu pire, et nous sommes bien forcés de nous contenter de ce qu’on nous propose le long du chemin, car nous ne risquons pas de trouver de l’eau minérale ! Et puis nous ne sommes pas très difficiles, et notre constitution robuste nous permet de résister à tout.

Le pompiste nous explique qu’il ne nous reste plus que quarante kilomètres de mauvaise piste… « Une portion pendant laquelle vous ne verrez plus la route en construction à côté de vous, mais il ne faut surtout pas prendre l’ancienne piste vers Tadjemout, car vous feriez alors cent cinquante kilomètres de trop, sur de la grosse tôle ondulée. Donc, tu prends vers Tadjemout, et à quinze kilomètres d’ici, tu tournes à gauche en suivant les traces… » C’est tout simple, et nous sommes confiants. Dans quelques kilomètres, la voiture roulera sur la grande route goudronnée jusqu’en France, et nous n’aurons plus peur de la voir se casser en deux dans une ornière !

 

   Les gorges d'Arak...
Nous ne sommes pas en mesure
d'apprécier la beauté du paysage...
Nous restons les yeux rivés à la piste !

 

Nous repartons le cœur en fête, mais à vingt kilomètres d’Arak, nous roulons toujours au pas et nous n’avons pas trouvé le fameux embranchement sur la gauche. Il y a bien des traces qui quittent la piste principale, mais il y en a tant que nous ne savons pas à laquelle nous fier. Nous faisons demi-tour sur cinq kilomètres, et nous trouvons un semblant de piste à travers un désert de pierraille, menant vers l’ouest. Si ce n’est pas la bonne direction, nous devrions de toute façon retrouver la route en construction ; du moins, c’est ce que nous croyons ! La nuit tombe, nous ne voyons plus les traces, nous nous enlisons dans une immense plaque de sable que nous aurions pu éviter si nous avions eu une bonne vision du terrain… Nous ne savons plus où nous nous trouvons, aucune balise à l’horizon pour nous rassurer, nous suivons des traces qui semblent vieilles de plusieurs jours, peut-être de plusieurs mois… Nous sommes perdus et ensablés. Pancho a de plus en plus mal à sa jambe, et ses plaies sont sérieusement infectées. Il devient gris et sans forces… Découragés, nous abandonnons, et nous préparons un thé tiède, car nous n’avons la possibilité de faire chauffer l’eau douteuse que sur un petit feu de brindilles. Je dois reconnaître qu’en ce moment, nous n’avons qu’une envie : c’est d’en finir avec ce voyage infernal, et de rentrer à la maison. Encore une fois, nous avons commis une imprudence : nous avons quitté la piste, seuls, et nous sommes perdus quelque part, dans des dunes isolées. Un bourdonnement de moteur ? Non, ce n’est pas un rêve, ni un mirage, ni le vent dans la galerie de toit de la voiture… En courant vers la crête de la dune, nous pouvons apercevons des phares, à cinq cents mètres en contrebas, dans la plaine. Nous n’avons aucune possibilité de signaler notre présence, car la voiture se trouvant dans un creux, les camionneurs ne peuvent pas voir le faisceau de notre phare de toit ! Et puis, nous avons de l’eau, de l’essence, encore un peu de force pour dégager la 4L demain matin… Il vaut mieux garder nos fusées de détresse pour des situations plus critiques. Demain, nous essayerons de suivre ses traces. Il nous suffira de trouver un passage pour descendre vers cette plaine s’étendant à nos pieds. Ce n’est pas évident, nous allons devoir rouler hors-piste, ce n’est pas prudent, mais si nous avons aperçu un camion à cet endroit, c’est tout de même un grand espoir ! Et s’il ne faisait que revenir d’un de ces nombreux forages isolés dans le désert ? Si ses traces ne conduisaient qu’à une vanne solidement verrouillée à une dizaine de kilomètres d’ici ? Si nous faisions une erreur en nous lançant dans cette direction, et si la voiture nous lâchait à ce moment-là… C’est un peu la loterie : nous ne choisissons pas la solution sage qui consisterait à retourner sur nos pas, car nous ne voulons pas repasser par les endroits que nous avons laissés derrière nous, en particulier des descentes sablonneuses que nous n’arriverons jamais à remonter. Nous irons de l’avant, et nous avons confiance en notre bonne étoile.

Nous n’avons pas le courage de désensabler la voiture, alors nous nous couchons à même le sable, et nous dormons, assommés par notre inquiétude. Inch Allah !

 

 

 

 

Samedi 27 août 1977.

Arak - El Goléa (628 km).
(Algérie)

Bien que nous soyons presque perdus, que nous soyons ensablés, que nous soyons toujours loin "du goudron" alors que nous espérions en finir avec la piste hier, nous commençons la journée de bonne humeur et avec le moral. N’ayant plus de gaz, je fais chauffer le lait du déjeuner sur un réchaud improvisé alimenté avec l’alcool de la pharmacie ! C’est un peu long, mais c’est efficace. J’essaye de repérer les traces du camion aperçu la nuit dernière avec les jumelles : rien ! Nous n’avons pourtant pas rêvé… Nous sommes sur des traces peu visibles, et nous ne voulons pas les quitter pour en chercher d’autres que nous ne sommes même pas sûrs de repérer. C’est un dilemme : la bonne piste est peut-être vers l’ouest, mais nous n’en sommes pas certains. Le plus prudent serait de retourner sur nos pas, mais cette solution très prudente ne nous enchante pas : nous avons horreur de reculer !

La voiture est vite désensablée, et comme toujours, le sable étant plus ferme le matin, nous repartons sans trop de difficultés. Nous progressons à travers la pierraille, le sable, par une piste impossible où les traces des véhicules qui nous ont précédés partent en éventail, et à chaque fois se pose le problème crucial : Où aller ? Dans ce labyrinthe, nous sommes incapables de retrouver notre trace et de revenir sur nos pas, donc, nous n’avons plus le choix : il faut aller de l’avant, en choisissant si possible la voie la plus à l’ouest, celle qui risque de croiser la route en construction ! Nous avons très peur de casser la voiture, car nous sommes tout à fait isolés et une panne ici, c’est la mort assurée puisque nous ne savons pas dans quelle direction aller chercher du secours ! Nous faisons demi-tour pour passer entre deux petites dunes, et nous apercevons un camion, très loin à notre gauche. Nous coupons à travers le sable et la pierraille jusqu’à ce que nous retrouvions ses traces. Nous les suivons plein nord : nous nous sentons soulagés ! Si nous n’avions pas eu l’idée de couper entre les deux dunes tout à l’heure, nous serions partis dans une mauvaise direction… Nous venons d’être aidés par la chance ! Un autre poids lourd vient à notre rencontre, le chauffeur nous rassure : nous sommes sur la bonne piste et la route goudronnée est là, très près, derrière les petites dunes que l’on distingue nettement devant nous ! Hier soir, nous n’avons pas su repérer le croisement et nous avons fait une petite excursion hors des sentiers battus, ce qui n’est pas recommandé en plein été !

Quand nous retrouvons enfin la route goudronnée, nous ressentons ce que doit éprouver le naufragé atteignant une île habitée. Nous sommes sauvés ! Il y a deux mille cent kilomètres que nous n’avons plus roulé sur du goudron ! Pour nous, c’est comme si le désert n’était plus qu’un souvenir derrière nous, car nous considérons que le Sahara sur une route goudronnée, ce n’est plus l’aventure ! Nous ne sommes pas privés de désert pour autant, car c’est un mets de choix quotidien qui s’offre à nous : la chaleur dès onze heures du matin, et le chauffage pour refroidir plus efficacement le moteur ! L’avantage, c’est que nous filons à un bon quatre-vingt-dix kilomètres-heure, et que nous avons davantage d’air qu’en avançant à notre vitesse d’escargot comme ces derniers jours ! L’inconvénient, c’est que cet air ne nous rafraîchit pas : il est brûlant !

Quelques kilomètres avant d’arriver à In Salah, je remarque, dans le rétroviseur, une Land-Rover se rapprochant de nous tous phares allumés. Ce sont les policiers de la Garde Nationale. Ils nous doublent et nous font signe de nous garer… Ce genre de choses n’engendre en général que des ennuis. On ne risque pas d’avoir brûlé un stop, ni d’avoir traversé un village à trop vive allure… Que peuvent-ils bien nous vouloir ? Le policier s’approche, à la fois austère et courtois.

__« Vos amis sont inquiets, ils vous attendent à l’oasis d’In Salah !

__Nos amis ? Nous sommes seuls !

__Vous ne voyagez pas avec des Français en Land-Rover ? »

Nous comprenons alors qu’il s’agit des touristes que nous retrouvons régulièrement depuis Niamey tout au long de notre lente remontée vers le nord.

__« Ils nous cherchent ? Ah bon!

__Ils sont inquiets parce que vous auriez dû arriver hier à In Salah ! Alors, allez à l’oasis, ils vous y attendent. » Et les policiers redémarrent sans nous donner davantage de précisions. Nous nous rendons à l’oasis d’In Salah. Dans un endroit presque idyllique, sous les palmiers, nous sommes étonnés de trouver une concentration de routards peu habituelle. Tout le monde a l’air morose et inquiet. Nos « amis » accourent, nous accueillent comme si nous étions rescapés d’un naufrage… Nous ne comprenons pas ces effusions de joie : il y a plus d’un mois que nous nous suivons et que le hasard permet à nos routes de se croiser, et nous ne sommes rien de plus que des « gens du voyage » comme eux ! Soudain, la fille fond en larmes et nous raconte : « Les policiers qui vous ont rattrapés sur la route ne vous ont rien dit ? Ils ramenaient le cadavre d’un jeune Autrichien que nous avons trouvé mort dans le désert ! Nous nous sommes égarés à la sortie des gorges d’Arak, nous avons pris plein ouest en pensant trouver le chantier de la nouvelle route, mais ce que nous ne savions pas, c’est qu’il n’y a pas de nouvelle route à cet endroit, à cause du sable qui pose des problèmes de stabilité du sol. Donc, nous avons fini par nous retrouver perdus dans une zone tout à fait déserte. Nous avons trouvé un « Combi Volkswagen », et un jeune couple épuisé, sans réserve d’eau, au bord de la mort. Ils nous ont appris que leur copain était parti à pied, avec une petite provision d’eau, vers l’ouest pour chercher du secours. On a suivi ses traces et on l’a retrouvé mort d’épuisement à côté de son bidon vide. Nous frémissons, car nous aussi, nous étions perdus, et heureusement que nous n’avons pas eu de problème avec la Land ! Quand nous sommes allés déclarer le décès aux flics, nous avons signalé votre présence, et comme vous auriez dû être là, nous avons pensé que vous aussi, vous vous étiez égarés ! Les policiers nous ont dit que c’était la sixième victime en dix jours ! »

Alors, nous comprenons pourquoi cette ambiance de mort dans le campement, et nous n’avons aucune envie de rester dans cette veillée funèbre. Les copains du jeune Autrichien décédé sont là, abattus, chacun essaye de ne pas les laisser seuls, et les policiers viennent les chercher pour faire le rapport « d’accident ». Ils n’avaient pas renouvelé leurs réserves d’eau, ils n’avaient aucune notion de mécanique, et leur panne était tout à fait anodine, puisque leur « Combi » est là. Ils ont surtout commis une énorme erreur : on ne quitte jamais un véhicule en panne, surtout si on sait qu’on boit jusqu’à quinze litres d’eau par jour en restant sur place ; alors en marchant ! Les autorités algériennes ont aussi leur part de responsabilité, car personne ne fait rien pour baliser ces quarante kilomètres de sable et de cailloux vraiment dangereux ! C’est caractéristique de la négligence des responsables locaux ! En ce qui nous concerne, nous avons eu la chance de repérer un camion le soir où nous étions égarés, nous avons ainsi évité de rechercher vers l’ouest, une route en construction qui n’existe pas ! Nous devons peut-être notre salut à la chance…

Dans l’oasis d’In Salah, au bord d’une source, en cueillant des dattes, nous nous remettons de nos émotions. Le désert, c’est terminé, nous l’avons traversé sans ennuis, et nous n’avons aucune envie de refaire le même chemin dans l’autre sens, pour l’instant du moins !

Nous roulons de nuit jusqu’à El Goléa. Il fait un peu chaud : le thermomètre monte à quarante degrés. La température du liquide de refroidissement frôle les cent dix degrés, alors, même à minuit, nous sommes obligés de rouler avec le chauffage qui me cuit les pieds. Comme la route est toute droite, complètement déserte, j’ai bloqué l’accélérateur, et je conduis avec les pieds sur le tableau de bord. Pancho somnole, et il souffre de plus en plus de sa jambe infectée. Il nous faut revenir en France le plus tôt possible !

 

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