Surin, Thaïlande
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Impressions de voyage

 

Carnet de voyage

en

Thaïlande

au

Myanmar

au

Laos

&

au

Cambodge

Alain Menjot

Lundi 6 décembre 2010.

Lube - Paris

À cinq heures, il fait un peu frais quand Amédée vient nous chercher pour nous amener à la gare. Les gens sont moroses dans le hall de la gare : je pense qu'ils voyagent par force ! Nous, nous avons le moral, car nous allons vers un été qui va durer tout l'hiver !

Dans le train, jusqu'à Bordeaux, ça va, mais ensuite, un couple monte avec deux enfants en bas âge qui exaspèrent tous les passagers par leurs cris et leurs hurlements. Personne ne fait de remarques, alors je fais comme tout le monde, je supporte. C'est bien connu, les parents n'éduquent plus leurs enfants, et, en plus, ils se moquent du dérangement que ceux-ci peuvent bien occasionner. Je ne peux m'empêcher de penser à ces gamins de Thaïlande qui supportent sans broncher des heures de train dans un confort tout à fait médiocre.

À Paris, il fait froid, humide et tout est gris. Nous prenons la navette jusqu'à Roissy, puis une autre navette jusqu'au Formule 1.

 

Mardi 7 décembre 2010.

Paris - Le Caire

Nous avons tout notre temps puisque nous ne décollons qu'à quinze heures. Il nous faut d'abord trouver le bon terminal, car le chauffeur de la navette nous « largue » n'importe où !

Dans l'avion de la compagnie « Egypt Air », le repas est bon, le voyage jusqu'au Caire se passe bien. Bien sûr, nous n'avons ni apéritif ni vin pendant le repas, car nous sommes avec une compagnie musulmane. Le personnel est uniquement masculin. Je croyais que l'Égypte se vantait d'être un pays laïque... Pas sa compagnie aérienne ! La descente sur la ville du Caire, à vingt heures, est impressionnante. Aux portes du désert, nous descendons dans un océan de lumières vers une des villes les plus peuplées du monde.

Nous attendons environ une heure au Caire, et nous décollons vers Bangkok avec un 777 dans lequel quelques hôtesses... Thaïlandaises viennent prêter main-forte à des stewards peu souriants. Encore un repas très acceptable arrosé de Coca ou de jus d'orange, et tout le monde dort !

 

Mercredi 8 décembre 2010.

Bangkok.

Nous arrivons à Bangkok à midi heure locale ou six heures chez nous. Le voyage a duré quinze heures, escale comprise. Jean-Paul, un Orthésien implanté ici vient nous récupérer à l'aéroport et nous conduit au Crown-Hôtel, sur Sukhumvit. La chaleur est supportable, le soir nous allons dîner, Amnoay et moi, au Suda, restaurant du soi 14 où nous avons nos habitudes. Nous avons le choix entre plus de cent plats, tous aussi savoureux les uns que les autres, et pourtant, nous commandons toujours les crevettes frites à l'ail, le foie de porc frit, les légumes frits, avec une bière avec de la buée sur la bouteille ! Amnoay est heureuse de se retrouver chez elle, et moi aussi je me sens chez moi ici... car c'est la 33° année que je viens.

 

Jeudi 9 décembre 2010.

Bangkok.

Après une nuit de sommeil réparateur, la soupe de légumes du déjeuner me met en forme. Je vais de-ci de-là, d'un grand magasin à l'autre, et je flâne sur l'avenue Sukhumvit. Il y a quelques années, quelques responsables bien pensants avaient eu l'idée ingénieuse de tracer une piste cyclable sur les trottoirs. Le piéton risquait donc à tout moment de se faire renverser, car si les cyclistes sont plutôt rares à Bangkok, les motos empruntaient cette piste, parfois à vive allure. Le problème a été résolu : les motos ne passent plus, car le trottoir a été envahi par les petits commerces. On a juste la place pour se faufiler parmi les étals de chemisettes, de chaussettes et de souvenirs en tout genre. Parfois on doit même descendre sur la chaussée de l'avenue, et alors là, ce ne sont pas que les motos qui risquent de nous percuter, mais également les bus et les taxis. Dans certaines rues les marchands de soupes installent leurs cuisines roulantes sur le trottoir, ainsi que des tables et des tabourets. Une bonne odeur de citronnelle et d'épices flotte par là-dessus. J'ai faim par gourmandise !

 

Vendredi 10 décembre 2010.

Bangkok.

Je voulais aller à l’Ambassade du Laos, du Cambodge et du Myanmar ( Birmanie ) et finalement je ne vais nulle part, car aujourd’hui, c’est jour férié pour une raison que personne ne semble connaître.

D’ailleurs, la plupart des commerces sont ouverts. Je vais à Panthip. Il y a beaucoup de monde, mais les prix ont beaucoup augmenté, et il me semble que les gens achètent moins. Par contre, le commerce des copies de logiciels ou de DVD ne semble pas trop s’essouffler. Le système est toujours aussi ingénieux : on choisit son DVD dans un classeur où ne figurent que les pochettes, on paye, le vendeur téléphone, et un petit quart d’heure plus tard, un livreur apporte la copie. Difficile de saisir le stock : personne ne sait où est le matériel. La police ferme les yeux. Bien entendu, il est difficile de trouver des œuvres thaïlandaises : elles sont protégées.

Après Panthip, je pars à Pratunam. Les trottoirs sont noirs de monde, les étalages prennent de plus en plus de place, il ne reste plus qu’un étroit passage où il est même parfois difficile de se croiser. Heureusement, dans cette multitude déambulant à pas lents dans un chuchotement de pieds qui traînent, personne ne bouscule ; les gens se frôlent sans aucun contact. On est loin du souk d’Afrique du Nord où l’on se retrouve secoué comme un sac de noix. En progressant dans cette foule compacte, je heurte un petit tabouret abandonné sur le passage. Au lieu de ne rien dire, il pousse un petit cri métallique qui alerte la vendeuse, une boule adipeuse sans âge qui, sans même se soucier de savoir à qui elle a à faire, me donne un coup de poing dans les côtes. Je lui conseille alors de ne pas laisser traîner son tabouret auquel elle semble sentimentalement attachée, et, ce disant, je pousse l’accessoire sous son étalage d’un petit coup de pied aussi précis que bien ajusté. Sur ce, elle me décoche un droit dans le bide. Alors, avec ma grosse chaussure de montagne, je lui écrase ses orteils posés en éventail sur la semelle de ses tongs. J’entends un « outch ! », puis plus rien. Pas le temps de m’excuser, j’en profite, pendant qu’elle danse la gigue sur un pied pour me faufiler parmi les « chalands ». Je dois faire ici une parenthèse pour dire que ce qui m’a inquiété, par la suite, c’est que dans mon réflexe d’autodéfense, c’est la méchanceté que j’ai utilisée spontanément ; et ça, je reconnais que ce n’est pas bien !

Le soir, nous allons manger au Suda ( soi 14 ), et je jette un sort à une assiette de calmars frits à l’ail et au poivre.

 

Samedi 11 décembre 2010.

Bangkok.

Nous allons à Chatuchak, le marché du week-end avec le « rot fayfa » ( métro aérien ). C’est l’hiver dans toute sa rigueur, l’air conditionné étant poussé à l’extrême : on se gèle. À la sortie, on se retrouve terrassé par la chaleur qui semble encore plus insupportable. Au marché, c’est la foule, comme à Pratunam, mais personne ne laissant traîner de tabouret sur mon passage, je n’écrase aucun orteil. Ici, on vend des animaux, du serpent à la mygale en passant par toutes sortes de petits chiens assommés par la chaleur. On vend des fleurs, des statues de Bouddha en bronze, de la vaisselle, des outils, des faucilles et des marteaux... J’arrête mon énumération qui finirait par ressembler à une chanson de Nino Ferrer. On trouve partout des vêtements à des prix défiant toute concurrence. Dans un vacarme de foire, des rabatteurs juchés sur des tabourets vantent leur marchandise. On a installé devant chaque boutique ouverte sur le passage, des haut-parleurs qui diffusent une musique inaudible se mélangeant à celle du voisin. Ici, les Thaïs semblent savoir où faire de bonnes affaires alors que le touriste ne sait où donner de la tête. On sort de Chatuchak avec la tête comme un melon et une poche plastique à chaque main.

Le soir, nous allons manger au soi 7, sous le grand préau où une demi-douzaine de restaurants proposent des fruits de mer et du poisson à un prix encore abordable. Nous prenons des moules et un bar cuit devant nous dans un bouillon de citronnelle. Rien que pour ça, cela valait la peine de venir jusqu’en Thaïlande !

 

Dimanche 12 décembre 2010.

Bangkok.

La ville est calme, Amnoay est malade, car elle a bu un peu de bouillon dans lequel a cuit le poisson, et cela ne lui a pas réussi. Elle reste au lit toute la journée. Moi, je sillonne l’avenue Sukhumvit en mangeant par-ci par-là. Quand la nuit tombe, les cuisines roulantes s’installent sur les trottoirs, proposant toute une grande variété de plats. Par endroits, l’odeur de piment frit ou de « nam pla » ( jus de poisson faisandé ) est insupportable. Les Thaïs ont le don de faire une cuisine délicieuse avec des ingrédients qui sentent mauvais.

 

Lundi 13 décembre 2010.

Bangkok.

Il pleut à verse de bon matin, et cela n’est pas normal en cette saison. Quand le soleil sort, à neuf heures, il fait une chaleur humide que je n’aime guère.

Nous allons à la poste du soi 23, il nous faut faire la queue pour acheter des timbres. Heureusement, personne ne cherche à resquiller, les gens sont calmes, et cette sérénité thaïlandaise me plaît beaucoup.

Nous avons rendez-vous avec Jean-Paul au Chang Erawan, un temple-musée situé à Samut Prakan. Dans un sympathique petit jardin où coule une petite rivière peuplée de tortues et de poissons voraces, un riche Thaïlandais d’origine chinoise a fait construire un énorme éléphant à trois têtes, et, dans le ventre du pachyderme, il a fait aménager un temple. Depuis une dizaine d’années, il continue son œuvre en améliorant et en agrandissant peu à peu le parc. Pourquoi tant de générosité ? Je n’ose émettre d’hypothèses, je dirai simplement qu’il avait peut-être envie de se faire pardonner d’être devenu si riche. Ce n’est pas la première fois que la générosité éclate en œuvre colossale : au Mexique, dans la ville minière de Taxco, au XVIII° siècle, le Français Borda avait ainsi fait construire une cathédrale pour remercier Dieu de lui avoir apporté la fortune en lui faisant découvrir un des plus riches filons d’argent de la région.

En entrant dans les lieux, nous sommes frappés par le gigantisme de l’imposant éléphant. Nous pénétrons dans le petit musée du sous-sol, où sont exposées quelques statues et des porcelaines colorées, puis nous montons dans le socle supportant l’éléphant par un monumental escalier en fer à cheval décoré d’apsaras, de porcelaines et de divers motifs colorés, le tout, sous une coupole ornée de vitraux représentant un planisphère. Je cherche une unité dans cette décoration, et je ne la trouve pas. C’est rococo, cossu, naïf et frisant parfois le mauvais goût kitsch, et pourtant l’ensemble est superbe. Il y a du Gaudi, du Facteur Cheval, des réminiscences d’art khmer et une forte influence thaïe dans cette œuvre. Nous montons ensuite par un escalier en colimaçon aux marches de bois rouge verni, situé dans la patte avant de l’éléphant, et, arrivés au sommet, une salle bleue, presque irréelle nous donne l’impression de pénétrer dans un milieu sous-marin. Au fond, un grand bouddha jette une note dorée dans cette ambiance onirique. Nous sommes seuls dans le ventre d’un éléphant, et je me demande si Jonah avait ressenti la même impression de sérénité dans le ventre de la baleine.

Nous revenons sur Sukhumvit en taxi jusqu’à la station de métro de On Nut, et nous continuons par le « rot faifa » jusqu’à l’Emporium, ce grand magasin de six étages. À Bangkok, il faut savoir associer, dans ses déplacements, le métro et le bus ou le taxi, car la circulation devient de plus en plus problématique. Entre huit et dix heures le matin et aux alentours de cinq heures l’après-midi, les avenues sont tout simplement bloquées. On a créé tout un réseau de voies rapides, on a même construit des autoroutes sur les autoroutes déjà existantes, rien n’y fait. C’est un peu comme si le mal étant déjà fait aucune solution ne permet de remédier à cela. Ajoutons à cela qu’une grande partie des véhicules sont d’énormes 4X4 ( le Thaï, quand il est riche, il veut que ça se voie ! ) et on peut imaginer, lorsqu’on reste bloqué parfois vingt minutes à un feu comment est l’air qu’on respire ! Quand le feu passe enfin au vert, une meute hurlante de motos, de vieux bus bringuebalant et de touk-touks hargneux s’élance dans un nuage de fumée. C’est infernal ! Je me prends parfois à rêver à mon « beth ceü de Pau » ( beau ciel de Pau ). Bangkok se dit « Krung Thep » en thaï, ce qui signifie « cité des anges ». Ces anges sont affublés de grosses trompettes, car c’est à qui fera le plus de bruit : on fait ronfler la moto à l’arrêt, on démarre dans un crissement de pneus, on klaxonne sans raison, on place des haut-parleurs sur les trottoirs, et on monte le volume pour couvrir le bruit de la rue ou le bruit du haut-parleur voisin s’il y en a un. Dans cet abominable tintamarre, je me sens parfois fatigué, et pourtant j’aime bien. Je n’y vivrais pas, mais quand ça ne dure que quelques jours, j’arrive à supporter.

 

Mardi 14 décembre 2010.

Bangkok - Surin.

Ce matin, c’est le départ pour Surin. Amnoay ne trouve pas de taxi pour aller à la gare. Vu les embouteillages, aucun chauffeur ne veut aller à Hualamphon. Nous trouvons cependant un chauffeur qui accepte de nous y conduire en passant par le chemin des écoliers. Cela n’allonge pas beaucoup, et nous évitons tous les carrefours engorgés.

La gare Hualamphon est une véritable fourmilière. Les voyageurs y dorment, y mangent, y attendent un train qui ne viendra que dans cinq ou six heures... Les Thaïlandais voyagent énormément : le temps que dure le voyage ne compte pas pour eux. Le train n’a guère évolué depuis un bon demi-siècle, les voies sont toutes obsolètes, les rails cabossés, les aiguillages actionnés par une « tringlerie » mécanique qui n’inspire pas confiance. Les trains roulent sur des voies uniques, les omnibus s’arrêtant fréquemment sur une voie de garage pour laisser passer les « rapides ». Les accidents sont rares. ( Il y en a eu un justement aujourd’hui, dans le sud, mais la police pense plutôt à un attentat fomenté par les musulmans du sud ). Le train arrive, les voyageurs montent, s’installent à la place qui leur est attribuée, et se préparent à manger et dormir. Pendant le voyage, des marchands de boisson ou de nourriture ne cessent d’aller et venir. Nous ne sommes pas au mieux, car nous sommes installés dans le wagon où se trouve le moteur, un diesel rugissant, hurlant et dégageant une désagréable chaleur dès que le convoi ralentit et que l’air entrant par les fenêtres se fait plus rare. À chaque gare ou presque, des marchands montent, passent dans la travée en vantant leurs fruits ou leurs brochettes et descendent à la gare suivante. Ils reviendront au point de départ avec le train suivant. Entre Saraburi et Korat, le train monte sur le plateau par une voie tortueuse tracée dans la jungle. Parfois, les branches viennent fouetter les flancs du wagon : il vaut mieux ne pas se pencher au-dehors. Nous passons parfois entre deux parois rocheuses si proches que je pourrais les toucher en tendant le bras. Dans un pays comme le nôtre où la sécurité est devenue un principe, un train comme celui-ci ferait parler de lui !

Partis à dix heures, nous arrivons à Surin à cinq heures et demie de l’après-midi. Sept heures trente de trajet pour quatre cents kilomètres, c’est une bonne moyenne.

Thik et Tio tian, la belle-fille et la petite fille d’Amnoay viennent nous chercher à la gare.

Amnoay retrouve sa maison inaugurée l’an passé. Elle est heureuse comme une enfant le matin de Noël.

 

Mercredi 15 décembre 2010.

Surin.

La journée est vite passée : je n’ai rien fait d’autre que de me laisser aller à une flemme délicieuse en cherchant un endroit un peu frais.

 

Jeudi 16 décembre 2010.

Surin.

Au lever du jour, le paysage bleu sent la fumée, car les paysans font brûler les chaumes. Une sorte de brouillard dans lequel vont et viennent des aigrettes blanches estompe les lointains. C’est le meilleur moment de la journée, car il ne fait pas trop chaud, et à part les oiseaux, rien ne bouge.

Amnoay habite à six kilomètres du centre de Surin, alors nous prenons un « songtaew » ( véhicule pick-up dont la plate-forme est équipée de banquettes dans le sens de la longueur ) pour nous rendre au marché.

Nous passons devant les étalages de fruits : de belles mangues, des pommes appétissantes, mais insipides, des fraises venant je ne sais d’où, d’énormes papayes, des montagnes de pastèques, et le surprenant « fruit du dragon », rose dont on ne sait si c’est un fruit ou une fleur ! En cette saison, on est un peu frustré, car c’est surtout à partir d’avril-mai que les fruits sont beaux et délicieux. Nous allons prendre le déjeuner. On me sert une soupe tout à fait bizarre. Dans un bouillon rose, on a jeté des nouilles transparentes larges comme des oreilles d’éléphants, des cubes de sang de porc gélifié, des herbes diverses dont je me demande si elles ne sont pas tombées là par accident, des boulettes de viande hachée et de poisson, et pour terminer, des morceaux de méduses semblables à des feuilles de salade frisée. Bien sûr, l’ensemble fait un peu désordre et je commence prudemment à piocher dans le bol avec mes baguettes. Les nouilles gluantes sont difficiles à saisir, les feuilles de coriandre ou de choux dégagent un délicieux parfum, les cubes de sang de porc ont la consistance du tofu ou du flanc aux œufs. Je prends la cuillère chinoise courte et plate, et je goûte au bouillon. C’est à la fois sucré et indéfinissable. Hé bien l’ensemble est délicieux : je ne laisse que trois grains de poivre au fond du bol !

Une cousine rencontrée par hasard nous conduit à l’hôpital. Nous allons rendre visite à Yuthasat, le beau-frère d’Amnoay. À force de fumer et de boire du mauvais alcool, il a fini par se réduire à l’état d’épave. Il gît sur sa couche dans une chambre à six lits ouverte sur le couloir et séparée des autres chambres par une cloison qui n’arrive pas au plafond. Parmi les malades se trouvant avec lui, je n’en vois pas un capable de s’en sortir. Ce sont des personnes âgées décharnées ou des victimes de l’alcoolisme. Bien qu’il n’ait que cinquante ans, Youthasat ne me fait pas meilleur effet que les autres. Je ne suis pas certain qu’il me reconnaisse. Assis sur le lit, il regarde autour de lui, l’air hagard. Il a du mal à respirer, il n’arrive pas à parler et je pense qu’il a sa dose de tranquillisants.

Les vêtements des malades et les draps sont propres, mais le sol est douteux et les murs maculés de taches. Des chariots vont et viennent avec des malades dont je ne sais trop s’ils sont encore en vie. Devant la porte d’entrée, un vieillard décharné, allongé sur une civière attend qu’on le prenne en charge. Je sais qu’il est encore vivant, car il ouvre les yeux de temps en temps. Alors se produit la chose la plus surprenante : un pick-up s’approche à reculons, on abaisse la ridelle et on charge le vieux à même le plancher, les gens qui l’accompagnent réussissant plus ou moins bien à le maintenir assis. Le songtaew démarre. En voilà un qui aura la chance, s’il supporte le voyage, de mourir chez lui ! Alea jacta est !

 

Vendredi 17 décembre 2010.

Surin.

Ce matin, il fait très froid : les gens sont ratatinés. La température a descendu jusqu’à treize degrés. Moi qui ne suis pas frileux, je me prends à frissonner. L’après-midi, il fera vingt-huit degrés, une bonne chaleur estivale.

Je vis ma journée avec l’école voisine. C’est un imposant groupe scolaire qui compte bien trois cents élèves. Le matin, à partir de huit heures, une noria de motos vient déposer les enfants. Je compte parfois quatre et même cinq passagers, le plus mal installé étant celui qui est monté le dernier, car il a les fesses qui dépassent à l’arrière du porte-bagages. La moindre ornière et il se retrouve assis sur la route. Parfois, des élèves arrivent seuls, à trois sur la moto, et le pilote n’a même pas dix ans. Personne ne porte de casque. Les accidents sont fréquents, mais je n’en suis guère surpris. Huit heures trente, c’est le lever du drapeau : une fillette chante l’hymne national dans un porte-voix, et c’est tellement faux que c’en est presque un outrage à la patrie. Les élèves rejoignent leur classe dans un bruit de foire, certains continuent à jouer dehors, alors que leurs camarades récitent tous en choeur, la leçon apprise à la maison. Ceux qui n’ont pas étudié peuvent avoir recours au playback. Les garçons sont vêtus d’une chemisette blanche, d’un short kaki et de chaussures de toile assorties. Les fillettes portent un chemisier blanc, une jupe bleu marine, des chaussettes blanches et des souliers noirs. En passant devant chez nous, les enfants éclatent de rire en me voyant comme si j’étais l’Auguste devant le cirque Medrano. Moi, ça ne me vexe pas : qu’y a-t-il de mieux, dans la vie que le rire des enfants ?

 

Samedi 18 décembre 2010.

Surin.

La fraîcheur du matin est dynamisante. Nous sommes levés à sept heures. Amnoay s’occupe des fleurs de son jardin, je travaille sur l’ordinateur, je lis, j’écoute de la musique. Il n’y a pas école aujourd’hui, donc la maison est silencieuse. En cette saison, nous bénéficions d’une température de rêve. Tout le monde se promène et je me laisse aller à ma flemme.

 

Dimanche 19 décembre 2010.

Surin.

Nous allons en voiture à Ban Kruat dans la province voisine de Buriram, avec Chulomphon, le fils d’Amnoay. Sur la route, peu de trafic, mais nous roulons cependant à 70 km/h. Chulomphon, très prudent au volant, conduit calmement. Cependant, il ne respecte pas les lignes continues. Il faut dire que la signalisation horizontale est très mal faite : on a une ligne continue alors que la visibilité est parfaite, et dans les virages, on a des pointillés. Je pense que la police ne se montre pas très sévère, et si par hasard on se fait arrêter, un petit billet gentiment glissé arrange tout. Le paysage est sec, surchauffé, poussiéreux. De petits tracteurs ont remplacé les buffles pour tirer la charrue, mais là où six personnes travaillaient, il n’y en a plus qu’une. Alors, une grande partie de la population rurale désœuvrée va tenter de trouver de quoi subsister dans les grandes villes. Le phénomène n’est pas récent, mais il va en s’aggravant, et cela n’augure rien de bon pour l’avenir. Les uns tenteront d’exercer un « petit métier » au bord du trottoir, les autres deviendront chauffeurs de taxi, quant aux filles, elles viendront grossir le lot des prostituées de Bangkok ou de Chiang Mai. Tous ces gens « déracinés » par force envoient chaque mois un peu d’argent à la famille restée sur place, au bout de la rizière desséchée, et cela permet aux plus vieux de subsister dans la province natale. Jusqu’à présent, le Roi, et surtout la Reine Sirikit, même si ce n’était parfois que du saupoudrage, soutenaient cette population paysanne. Aujourd’hui, les choses ont un peu changé, et le couple royal vieillissant n’a plus la confiance de la population rurale... Alors... je n’ose pas anticiper sur ce qui risque de se passer, mais les événements de cette année peuvent laisser penser qu’un changement pourrait s’opérer bientôt.

Le soir, à la maison, nous avons droit à une ambiance de fête. Pour la troisième soirée consécutive, la musique d’un mariage met le quartier en effervescence. À cinq cents mètres à la ronde, tout le monde va en profiter. Au fait, pas une seule chanson occidentale, et presque toute la musique est issue du répertoire provincial. Si la capitale, Bangkok, semble fortement occidentalisée, dans la Thaïlande profonde, les traditions ont de beaux jours devant elles !

 

Lundi 20 décembre 2010.

Surin.

À part aller au marché de Surin, je ne fais pas grand-chose. Il fait chaud.

 

Mardi 21 décembre 2010.

Surin - Bangkok

je prends le train de nuit pour me rendre à Bangkok. Chulomphon et Amnoay m’accompagnent à la gare. Nous mangeons au restaurant devant la gare. Chulomphon prend un tom yam ( soupe de poisson épicée, à la citronnelle ). Moi, je choisis des poissons frits à l’ail. On trouve un hameçon dans un poisson. Bien sûr, c’est bien, ça prouve que ce ne sont pas des poissons d’élevage...

Le train n’a pas beaucoup de retard ( dix petites minutes ). Nous sommes presque seuls à attendre, à dix heures du soir. Même les quelques chiens faméliques qui hantent habituellement ces lieux sont partis se coucher ! La cloche sonne, le haut-parleur annonce le train. Les rails se mettent à briller, le hurlement de la locomotive se fait de plus en plus précis, et elle arrive enfin, son gros projecteur éclairant la voie. Le wagon-lit est presque complet : à croire qu’on n’attendait que moi ! Les couchettes sont disposées sur deux étages, dans le sens de la marche, de chaque côté d’un couloir central, protégées par un rideau. Je m’installe à celle qui m’est réservée. C’est suffisamment douillet. Il est un peu tôt pour me coucher, alors je vais boire une bière à la voiture-restaurant. Je traverse des wagons déserts, ce qui est rare. Les bus sont plus rapides et plus confortables, et le train commence donc à souffrir d’une certaine désaffection. Il serait peut-être temps de moderniser les voies !

En Thaïlande, sauf lorsqu’il pleut, les trains roulent toujours toutes vitres baissées, et c’est très agréable, surtout la nuit quand l’air s’est un peu rafraîchi. La campagne sent l’herbe brûlée. Je vois, dans une demi-obscurité, des toits de tôle reflétant la lune. Dans les chaumières, une lumière diffuse, orangée ne laisse deviner aucune présence. Pas âme qui vive dans ces petits groupes de maisons isolées dans les rizières. Par là-dessus, un ciel blanc, floconneux et au loin, parfois, la lueur rouge d’un écobuage. Quand je rejoins ma couchette, tout le monde dort. Je me laisse bercer par le tacatac du train et par le léger roulis. Quand nous nous arrêtons dans une gare, je soulève les persiennes qui occultent ma fenêtre : rien sur le quai, personne à part un employé qui agite une petite lampe verte pour faire redémarrer le convoi.

 

Mercredi 22 décembre 2010.

Bangkok

L’employé du wagon réveille les voyageurs à six heures et demie, une heure avant l’arrivée. Il enlève les rideaux, roule draps et couvertures en paquets, relève la couchette supérieure, et, en un rien de temps, le wagon est devenu un wagon de jour, avec des banquettes pour s’asseoir. Avant la gare de Hualamphon, le convoi s’arrête une première fois juste après Ban Sue où je descends d’habitude pour continuer avec le métro. Il redémarre tout lentement, puis stoppe à nouveau dans le bidonville qui précède l’arrivée dans la gare de Bangkok. Nous restons là environ une demi-heure. Dommage, car nous n’avions pas pris de retard en route ! La voie est bordée de masures couvertes de tôle ondulée ou même parfois de planches. On a installé de nombreux restaurants qui sont d’ailleurs tous déserts à huit heures du matin. Je me demande si les commerçants qui tiennent ces gargotes crasseuses arrivent à s’en sortir ? Quand les pauvres décident de restaurer les pauvres, ça ne peut pas apporter de gros profits !

 

Jeudi 23 décembre 2010.

Bangkok

Aujourd’hui, je n’ai rien à faire : hier j’ai apporté mon passeport à l’ambassade du Myanmar, et ils me le rendront demain avec un superbe visa pour la modique somme de 810 bahts ( 20 euros ).

L’après-midi, je vais à Pratunam, et je monte à la grande tour qui domine toute la ville : la tour Bayoke 2. On monte par un ascenseur vitré jusqu’au 83° étage, puis on peut aller un peu plus haut, jusqu’au bar du 87° étage. De là-haut, la vue est magnifique : on domine toute la ville, et on se rend alors bien compte que Bangkok n’a pas fini sa renaissance : il reste de nombreux quartiers lépreux, noirs et sales parmi les immeubles aux façades étincelantes. Si je sais qui vit dans les vieilles bâtisses noires de moisissure, je me demande qui peut bien habiter au cinquantième étage de ces tours ? Finalement, la vie était sans doute plus agréable dans les vieux quartiers avec leurs petites boutiques au rez-de-chaussée !

 

Vendredi 24 décembre 2010

Bangkok.

Je me laisse submerger par une délicieuse paresse, car je sais que le voyage, le vrai, devrait commencer le 29, jour de mon départ pour le Myanmar ( Birmanie ). Je vais chercher mon visa à l’ambassade. Il y a une queue jusque dans la rue, et c’est un peu dur, à seize heures, au soleil, en pleine chaleur ! On me remet mon passeport. Lors de la demande de visa, on m’a demandé de m’engager à ne pas me mêler de politique pendant mon séjour. Je ne vais pas avoir grand mal, car ce n’est pas dans mes habitudes de « m’ingérer » dans la politique des pays que je visite. Le Myanmar est gouverné par une junte militaire comme en a connu le Chili ou d’autres pays d’Amérique du Sud. Après la « révolution safran » et la désastreuse gestion humanitaire qui a suivi le passage du cyclone Nargis, la Birmanie nous apparaît comme l’un des pays les plus totalitaires du monde. Le sous-sol est riche en pierres précieuses, en gaz et en pétrole. L’entreprise française Total y est bien représentée, et notre pays contribue à enrichir les dirigeants au pouvoir. On peut s’interroger sur le bien-fondé du tourisme qui apporte également des devises au gouvernement en place, mais on peut toujours objecter que les fonds issus de ce tourisme sont dérisoires par rapport aux sommes colossales des trafics juteux du bois de teck, de la drogue, des pierres précieuses, et aux richesses représentées par les revenus du gaz et du pétrole. De plus, ne plus aller en Birmanie laisse carte blanche au pouvoir en place pour agir sans témoins. Je vais donc là-bas, je ne dirai rien, je ne critiquerai rien, je n’y vais pas pour ça, mais je pourrai témoigner de ce que j’ai vu ou ressenti au retour.

Le soir, je suis invité chez Thim et Jean-Paul. Ils habitent dans la banlieue de Bangkok, et pour arriver chez eux, le taxi tourne en rond sans trouver leur quartier. C’est un peu énervant de se déplacer dans Bangkok en taxi, car les chauffeurs connaissent mal certains quartiers et parfois ils font ce que font beaucoup de taxis dans le monde, ils tournent en rond pour faire tourner leur compteur. Peu importe, guidé par téléphone, on finit par arriver. Nous fêtons Noël avec une bonne bouteille de vin rouge et une excellente dinde aux marrons.

 

Samedi 25 décembre 2010

Bangkok.

Depuis trois semaines que je suis en Thaïlande, je suis au milieu des décorations de Noël parfois outrancières, et je ne passe pas dix minutes sans entendre « jingle bells », à croire qu’ils ne connaissent que ce chant de Noël. C’est tellement énervant que je pense faire bientôt une allergie que je soignerai en me mettant du persil dans les oreilles. Heureusement que « petit papa Noël » de Tino Rossi n’est pas arrivé jusqu’ici : il ne manquerait plus que ça ! Les Thaïs considèrent cette fête comme un carnaval durant lequel on se déguise avec un habit rouge et blanc. Pour les grands magasins, c’est une occasion de doper les ventes. Tous les employés portent un bonnet rouge, pointu avec un petit pompon blanc. Dans la tradition, bien que la Thaïlande change d’année civile le 31 décembre ( ils vont passer à l’année 2554 ! ) ; leur Nouvel An est en avril, pour marquer le début de la saison des pluies. S’ils savaient que le « norouz », Nouvel An iranien est au mois de mars, ils fêteraient l’événement ! Ils sont prêts à récupérer toutes les fêtes du monde sans même chercher à savoir ce qu’elles représentent !

 

Dimanche 26 décembre 2010.

Bangkok – Phetchaburi.

J'ai réussi à me faire violence et à quitter le Crown Hôtel. Je ne suis pas très motivé, mais je pars à Phetchaburi. Je prends le métro souterrain, et je commence par me tromper et par partir dans la mauvaise direction, et il me faut cinq stations avant de m'en apercevoir. Il va falloir que je me méfie, car il est des jours où J'ai tendance à faire tout de travers. Comme, étant seul, je n'ai personne pour me remettre dans le droit chemin, je pourrais très bien me retrouver dans un train partant à Chiang Mai.

Dans la gare, c'est toujours la même affluence : des voyageurs assis sur les chaises en plastique mises à leur disposition sur les côtés de la salle d'attente, d'autres dormant par terre ou sur leur baluchon. Il y a ici de quoi vivre reclus : de nombreux restaurants, des cafés et même des douches. Je monte dans le train partant vers le sud, une demi-heure avant le départ. Heureusement que je m'y suis pris à l'avance, car avec mon billet troisième classe, on n'a pas de place réservée, alors les premiers arrivés sont les premiers servis. Je trouve une place en face d'une petite dame sympathique et toute ronde, et à côté d'un vieux monsieur qui, au lieu de parler, aboie comme un roquet. Bien sûr, c'est un peu fatigant, mais c'est tout de même mieux que de rester debout. La voisine âgée d'une cinquantaine d'années veut tout savoir de ma vie privée : mon nom, mon âge, si je suis marié, pourquoi je parle thaï... C'est l'interrogatoire en « bonnet de forme ». Que je sois marié, et que je voyage seul, elle trouve cela surprenant. Dans son esprit, je ne sais pas si c'est moi ou ma femme, mais il y en a un des deux qui n'est pas bien de laisser ainsi son conjoint tout seul. Ah ! ces « farangs » ( étrangers ) sont des gens bien singuliers ! Nous partons à treize heures très précisément. Les trains sont toujours à l'heure pour quitter la gare de Hualamphon ce n'est que lors du trajet qu'ils prennent toujours du retard. Dans le wagon, j'ai droit à l'inévitable ivrogne qui boit bière sur bière, et qui ne devrait pas tarder à déranger tout le monde dans quelques instants. C'est le défilé des marchands de boissons et de nourriture. Une bonne odeur de nouilles frites, puis de soupe de poulet, puis de riz aux crevettes... Je salive, je peux même dire que j'ai faim, mais je me réserve pour le « khanom mokeng », le flan aux œufs qui est la spécialité de Phetchaburi. L'ivrogne est passé aux alcools forts. Il a trouvé un assoiffé comme lui, et ils descendent avec application une bouteille contenant un liquide brun comme de l'hydromel. Je pense qu'il s'agit d'alcool de palme, cette boisson si proche du poison que Raspoutine n'y aurait pas survécu. Tiens ! justement, voici la marchande de mokeng ! Ah ! les beaux flans dorés, dans leur moule d'aluminium... J'en bave d'envie. De tout ce qui peut se manger en Thaïlande, c'est incontestablement le mokeng qui a ma préférence. Je m'apprêtais à en acheter quand soudain je prête attention à la vendeuse. Jusqu'à présent, elle n'avait pas attiré mon attention, obnubilé que j'étais par le flan. Mais lorsque je la vois, mon appétit pour le délicieux dessert disparaît. C'est une femme sans âge tant elle est laide. Elle a le cou si noir qu'un charbonnier en crèverait de jalousie. Ses bras sont couverts de cicatrices noires qui sont sans doute des souvenirs d'une variole mal soignée, et son visage est si taché de brun qu'on jurerait qu'elle vient de faire la vidange d'un trente tonnes. De ses mains osseuses aux doigts crochus, elle range proprement les petits plats en aluminium contenant les flans, pour rendre son panier plus présentable. Moi, de peur que ce ne soit elle qui fabrique les flans, je préfère m'en passer. Tant pis, j'attendrai d'être à destination pour me régaler.

Le train arrive à Phetchaburi. Je prends une petite camionnette-taxi jusqu'à Rabieng Rim Nam guest house. C'est une petite auberge comme on n'en fait plus, avec un petit restaurant tout en teck noirci par les ans donnant sur la rivière. D'ailleurs, le nom de l'hôtel signifie « balcon sur le bord de l'eau ». Les toilettes sont communes comme dans les guest houses de routards, la chambre, tout en bois, avec des trous laissant filtrer les moustiques et la lumière... Je vais vite en ville pour acheter un mokeng. Ah le succulent flanc aux œufs ! On me le vend dans son moule carré, en aluminium, et qui fait bien quinze centimètres de côté. C'est un dessert pour huit personnes au moins, ici. C'est un peu comme si je mangeais ma bûche de Noël tout seul dans la rue. La marchande me donne une cuillère en plastique. Je ne sais trop où me cacher pour me goinfrer en égoïste, alors je m'installe près de la rivière. Ah comme c'est bon ! Comme je suis bien ! Pas pour longtemps, car les moustiques viennent casser la croûte, eux aussi, et leur repas, c'est moi ! J'adore le mokeng, et les moustiques, j'en suis mordu... ( en langue thaï, on dit que le moustique "mord" )

Je vais au marché de nuit. On y vend principalement des vêtements pour femme, comme dans tous les marchés. C'est à se demander où les hommes s'habillent ? Et puis il y a « la bouffe », toutes sortes de plats, tous plus appétissants les uns que les autres. Je craquerais bien pour un bon morceau de canard, mais le flan n'étant pas encore descendu, je m'abstiens... Et puis d'ailleurs, je ne saurais trop où aller me cacher pour le déguster, les moustiques étant prêts à prélever leur ration d'hémoglobine. Vers huit heures, je reviens à l'hôtel tristement, car les rues de Phetchaburi, le soir, c'est sinistre. Je mange du porc au curry et à la noix de coco. C'est très moyen, acceptable, mais moyen. Le restaurant tout ouvert sur la rivière et sur les moustiques est agréable, et comme musique, ils ont mis du country, ce qui est tout de même mieux que « jingle bells ».

 

Lundi 27 décembre 2010.

Phetchaburi – Nakhon Pathom.

Les moustiques, dégoûtés pas l'odeur que je dégage après m'être tartiné de lotion, m'ont laissé dormir. Je déjeune avec une salade de fleurs de bananier, et je pars à l'assaut de Phra Nakhon Khiri par une route pavée, dans une forêt où les singes s'ébattent joyeusement. Ils ne s'intéressent pas du tout à moi, et c'est tant mieux, car en ce début de matinée, ils sont si nombreux que j'en ai au-dessus de ma tête, dans les arbres, devant mes pieds sur la route, à côté de moi sur la murette... À un endroit bien déterminé, ils ont leur atelier, et ils travaillent. Ils prennent une pierre de la grosseur d'une mandarine, ils l'enveloppent dans un morceau de poche en nylon, et ils frappent contre les rochers, toujours au même endroit. Ce qui est curieux, c'est cette préparation de l'outil. Pourquoi se donner la peine d'aller récolter une poche en nylon pour envelopper la pierre ? Le rocher est usé à l'endroit où ils « travaillent », j'en déduis donc qu'ils doivent venir ici régulièrement. Parmi la colonie, seuls quatre singes s'adonnent à cette surprenante activité. Au fur et à mesure que je grimpe, je découvre la ville de Phetchaburi, parsemée de temples plus ou moins grands. L'ascension n'est pas pénible, car il ne fait pas encore chaud. Au sommet, l'ancien appartement du Roi Mongkut transformé en musée n'a rien de bien passionnant, par contre, du fait que je suis pratiquement seul là-haut, le petit temple rouge et blanc du sommet me plaît bien. On trouve toujours, ici, des havres de paix. Les singes ne sont pas venus jusqu'ici, et c'est à peine si la rumeur de la ville monte jusqu'à moi. Je n'avais même pas remarqué ce couple qui me fait sursauter en frappant sur la cloche, juste derrière moi. On fait un vœu, on sonne matines et on revient ici faire une offrande lorsque le vœu s'est réalisé. C'est tout simple ! Je redescends par le funiculaire, et je paye 25 bahts au lieu de 40... sans ticket. Je pense que la petite jeune fille employée ici a trouvé un moyen d'arrondir ses fins de mois. Je ne me plains pas, car on m'a déjà rançonné de 150 bahts pour avoir accès au site...

Je négocie un petit taxi pour aller voir les grottes. Ce n'est pas facile, mais j'arrive à deux cents bahts pour deux heures de visite. Je commence par Khao Luang. Il faut monter, parmi les singes jusqu'à l'ouverture d'un gouffre dans lequel on descend par des escaliers. C'est grandiose et un peu magique comme toutes les grottes, mais en plus, ici, il y a le regard des statues dorées et le sourire énigmatique du Bouddha. Il n'y a personne, je suis seul, dans l'immense grotte, avec deux nonnes vêtues de blanc. Elles papotent sans retenue et leur rire résonne comme le rire sarcastique de la sorcière. Je fais attention : si elles me donnent une pomme, je refuse ! Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, j'ai lu Blanche Neige ! La grotte est éclairée, par endroits, par la lumière tombant de la voûte, tout là-haut, à plusieurs dizaines de mètres. Je m'engage dans des couloirs souterrains au plafond très haut, toujours percé de trous par lesquels les rayons du soleil de midi arrivent à pénétrer. Ici, un immense Bouddha couché, là un alignement de statues de laiton, plus loin un Bouddha ventru et hilare. C'est magique ! Je remonte péniblement vers la surface où le soleil m'assomme dès les dernières marches. Mon chauffeur attend : nous allons à Khao Bandai-it. Encore des grottes, mais différentes. L'espace est plus restreint, le plafond plus bas, bien que par endroits, il faille compter une vingtaine de mètres de hauteur. Encore des trous dans la voûte pour laisser passer la lumière. Dans certains coins, les chauves-souris ont élu domicile et leur grouillement ajoute au mystère des lieux.

Je reviens à la guest house pour manger. Ils sont un peu dépassés, car il y a vingt clients en même temps. Je commande, j'attends, rien n'arrive et finalement on me sert un plat que je n'avais pas demandé en me disant que ce que j'avais commandé « ya pus, a pas, ya pus rien ». Tant pis, de toute façon c'est de la viande de porc hachée, et comme dans le cochon tout est bon...

Je prends un minibus pour Nakhon Pathom. Le chauffeur roule vite, mais il conduit bien et ne fait pas de bêtises, alors je n'ai pas peur ! Je vais à « l'hôtel » ( son nom ne figure nulle part sur sa façade, près de la gare, puis je pars errer dans le quartier, vers le grand stûpa. Dans les arbres, des milliers d'oiseaux font un raffut inimaginable. Tout juste si l'on s'entend parler ! Au fond de la rue, le grand temple trône comme un joyau tout doré dans le soleil déclinant. C'est, avec 127 mètres de hauteur, le plus grand stûpa du monde. Un stûpa, c'est une sorte d'entonnoir renversé, ou de chapeau pointu, sous lequel on a placé des reliques. Celui-ci contiendrait quelques cheveux du Bouddha. Vu qu'il s'était rasé le crâne régulièrement, ils doivent être bien petits ! Dans l'alignement de la rue, dans une niche du monument, une immense statue dorée attire les fidèles, car ce Bouddha a bonne réputation : il écoute ce qu'on lui dit, et il fait en sorte de satisfaire les demandes. Dans les rues adjacentes, c'est la foire : on vend des friandises, des vêtements, des brochettes... C'est un de ces marchés de nuit où l'on a l'agréable impression d'être arrivé le jour de la kermesse ! Moi, ça me va. Il est dix-huit heures, je bois ma bière bien fraîche et c'est la fête !

 

Mardi 28 décembre 2010.

Nakhon Pathom – Bangkok.

Je suis levé de bonne heure, mais pas suffisamment pour prendre le train de sept heures. Peu importe, car je sais qu'il y a toujours un moyen de transport à notre disposition ici. Je vais à la gare, et effectivement je n'ai que dix minutes d'attente pour « attraper » le train de sept heures qui accuse plus d'une heure de retard. Je m'installe en face d'un Malais d'une cinquantaine d'années qui veut se rendre au Cambodge, et qui me demande s'il y a des filles à Poipet, à la frontière. Je lui dis qu'il y a surtout du trafic de marchandises et un casino, et qu'à défaut de parties de jambes en l'air, il peut toujours dilapider sa fortune sur le tapis vert ! Je vais au wagon-restaurant où je suis seul. Pour déjeuner, il n'y a que des œufs frits préparés de la veille et présentés dans des ramequins en polystyrène, recouverts de cellophane. Ils sont tout fripés et peu appétissants. Alors, je ne prends qu'un café, et je mange un mokeng que j'avais eu la précaution d'acheter « en cas » à Phetchaburi.

Dans la journée, je fais quelques achats à Pratunam. Je remarque, depuis quelque temps, que les jeunes filles ont un drôle de profil. C'est la mode de se faire retoucher le nez en rajoutant de l'épaisseur entre les yeux. Quand l'opération réussit, la fille n'a plus l'air de rien, ni d'une Thaïe, ni d'une Indienne, et quand ça a raté, elle se retrouve avec un groin de porcelet.

Le soir, je vais dîner au Suda du soi 14. J'assiste à une scène assez cocasse : un vendeur de montres que je connais, depuis trente ans que je viens ici, a un peu forcé sur la bouteille. Il est déjà bien handicapé par un physique des plus ingrats, suite à une malformation de naissance qui donne l'impression, lorsqu'on le voit de face qu'il est de profil. La boisson n'ayant rien arrangé à l'affaire, il dérange la clientèle et le personnel. La serveuse, une limace adipeuse que je connais également depuis que je viens ici pour être une personne d'une exaspérante placidité lorsqu'il s'agit de servir les clients, s'énerve soudain et décide de chasser l'importun personnage. La patronne qui va bien sur ses quatre-vingts ans s'en mêle, et voilà nos deux gorgones agrippées à l'ivrogne, le prenant chacun par un aileron pour le chasser. Mais c'est que le loufiat ne se laisse pas faire... Alors, la serveuse s'empare d'une bouteille de bière, vide bien sûr, car même dans les colères les plus extrêmes on veille à ne pas gaspiller la marchandise, et elle menace de la casser sur la tête de l'ivrogne. Déjà qu'il a une tronche en forme de bulbe de gingembre, cela n'arrangerait rien ! Voyant sa physionomie ainsi menacée, il bat en retraite. Les clients sont prêts à porter en triomphe la serveuse qui devient pour un instant Adelita, Ma Dalton et Calamity Jane à la fois. Si je raconte cette petite aventure sans grand intérêt ni sans conséquence, c'est parce que je trouve là un trait caractéristique des Thaïlandais. Il ne faut pas se fier à leur aspect débonnaire : ils sont prêts pour n'importe quel prétexte, à se battre à coups de pieds ou à coups de bouteilles.

 

Mercredi 29 décembre 2010.

Bangkok – Yangon ( Myanmar )

Je pars au Myanmar à quinze heures. Je vais à l'aéroport en taxi ( 200 bahts ). Il est midi, et nous commençons par rester englués dans les bouchons qui paralysent la ville aux heures de pointe. Dans Bangkok, on ne circule facilement que le dimanche ! Nous prenons l'autoroute qui compte huit voies plus les bandes d'urgences. Chacun roule où il peut double de n'importe quel côté et se faufile allègrement. La majorité des usagers circule à quatre-vingt-dix kilomètres heures, et mon chauffeur décide de me faire un numéro digne du film « Bullit ». Il se lance à cent vingt et même cent trente dans ce maelström, et c'est vraiment du « Hitchkok à Bangkok ». Nous doublons à droite, à gauche, si l'on pouvait passer par-dessus on le ferait ! Je suis monté devant, et comme la conduite est à droite, je suis à la place qu'occupe, chez nous, le chauffeur. Comme je suis très concentré, au moins autant que le « taxi driver », je suis mal à l'aise de ne pas avoir de volant devant moi, et je n'arrête pas d'appuyer mes pieds sur le plancher, comme si je pouvais freiner ! Je ne demande pas de ralentir, car lorsque la vie a un peu de piment, il faut laisser faire, et puis le gars se tire honorablement de toutes les situations. Quand nous arrivons à l'aéroport, je me sens tout de même soulagé, mais heureux : cette petite poussée d'adrénaline m'a fait du bien. Maintenant, je serais ridicule d'avoir peur en avion où le danger est bien moindre !

L'aéroport de Bangkok n'a rien pour me plaire ; tout est cher ! L'avion survole des rizières formant une éblouissante mosaïque, puis des montagnes couvertes de jungle. Nous découvrons le Golfe du Bengale et une côte sablonneuse où le typhon de 2007 a fait de nombreuses victimes et nous retrouvons des rizières desséchées, avec de temps en temps un petit hameau ou une chaumière isolée. Pas de route, aucun moyen de communiquer, pas d'électricité... Je serais tout de même curieux de savoir comment vivent les gens qui habitent là ?

À partir de l'aéroport, je prends un taxi pour sept dollars alors que le tarif habituellement demandé est de cinq, mais le chauffeur est sympathique et je n'ai pas envie de marchander. Cette générosité ne durera pas ! J'arrive à la « Golden Smiles guest house ». C'est un vieil édifice colonial pourri à la façade maintes fois repeinte avec des badigeons qui ont chacun laissé une trace, et par-dessus, une couche noire de moisissure qui finit de donner un aspect sinistre. J’emprunte un vieil escalier crasseux. Le gars qui m'accueille est débordant d'attention, mais il ne peut me proposer qu'une chambre à trois lits, le reste étant complet. La fenêtre ferme mal et donne sur un chantier où des ouvriers creusent les fondations d'un futur immeuble. Ils travaillent comme des archéologues, accroupis, à se relayer pour piocher. Ils ne sont que huit : je crois que le chantier va durer un bon moment.

À la nuit tombée, je fais le tour du quartier. Les trottoirs sont si défoncés qu'un deux-roues aurait du mal à les emprunter. Les grosses dalles du pavage sont soulevées, bancales et parfois même manquantes, faisant place à un trou béant. Comme les rues sont si mal éclairées qu'on ne voit même pas où l'on met les pieds, je décide de marcher sur la chaussée. Là, le danger est tout autre. Les bus et les voitures roulent plein phares, ce qui fait que je ne vois plus les cyclistes sans lumières qui me frôlent. Tiens, au fait, il n'y a aucune moto... Interdit ! Heureusement finalement, car le jour où il y en aura autant qu'à Bangkok, la vie sera devenue invivable. Du fait que les Birmans ont peu de véhicules personnels, les bus débordent, les passagers réussissant à trouver une place sur le marchepied de la porte laissée ouverte s'estimant heureux. J'arrive sur le grand rond-point de Sule Pagoda. Malheureusement, elle est en réfection : on redore le stûpa. Il est donc enveloppé dans un entonnoir, ce qui lui donne un drôle d'aspect. Dans les rues adjacentes, les petits vendeurs ont installé leur marchandise. C'est un grandiose vide-grenier où l'on peut tout trouver ou presque. Les trottoirs sont maculés de crachats rouge-sang prenant une horrible teinte rouge-orange en séchant, car les gens chiquent du bétel. On crache de tous les côtés, même sur les murs jusqu'à une hauteur d’un mètre. Il flotte dans la rue une odeur d'encens et d'épices, la même odeur qu'en Inde. Dans ce désordre et cette crasse, les gens sont étonnamment propres. Je me demande comment ils font pour porter des vêtements aussi blancs ? Les marchands de nourriture présentent des brochettes ou des plats de riz ou de nouilles que je n'ose pas encore consommer. Il me faut quelques jours d'acclimatation avant de « me lancer ». Je sais pourtant que cette nourriture me plaît, mais pas pour l'instant. Je me sens même un peu déprimé. J'avais mes habitudes à Bangkok où, même si la vie est infernale, elle est tout de même plus confortable. J'aurais presque envie de faire demi-tour.

Je vais manger en face de mon hôtel, à une table installée sur le trottoir. On me sert du poulet et des frites avec une chope de bière à la pression. Je me régale. Aux tables voisines, des Birmans boivent du Whisky comme des cowboys avec juste un peu d'eau. Ils achètent la bouteille et ne partent que quand elle est terminée. Heureusement, ils ne sont pas agressifs et ils ne s'occupent pas des tables voisines. Ils rient comme des fous, ils ont l'alcool plutôt gai.

 

Jeudi 30 décembre 2010.

Yangon

Je change d'hôtel, pour une chambre un peu moins chère. Je vais au Daddy's Home. J'aime mieux. L'ennui, c'est que la chambre n'a pas de fenêtre. Cela présente l'avantage de ne pas avoir le bruit de la rue.

L'après-midi, je suis la rue Mahabandola, parmi les étalages en tout genre et les marchands de brochettes ou de nouilles, sur les trottoirs défoncés. Les Birmans sont aimables, toujours prêts à rire, mais le problème, c'est que je ne parle pas leur langue. J'ai beau m'exprimer en anglais, ce n'est pas pareil. Et ce sont toujours des mots thaï qui me viennent à l'esprit...

Je mange un ragoût de riz et de porc au marché Theingy zei. Je ne sais si c'est pour me faire plaisir, mais je ne suis pas plus tôt installé qu'on me met du rock local tellement fort que je n'entends plus ce que je pense. Je vais au marché Bogyoke. C'est un grand souk où les touristes trouvent leur bonheur, et le superbe objet en bois de santal qu'ils mettront en bonne place dans leur salon. Il faut dire que l'artisanat est de qualité, mais on trouve à peu près les mêmes choses qu'à Bangkok. Je ne m'attarde donc pas trop par ici.

Les vieilles ruelles bordées d'immeubles coloniaux seraient belles si les façades étaient rénovées. Pour l'instant, elles sont dans un tel état de décrépitude qu'on a du mal à s'y sentir bien.

Le soir, je vais manger un canard rôti au Golden Duck : je me régale. Cela me réconforte un peu. Allez, demain sera un autre jour. Je sais que j'aimerai la Birmanie, le voyage ne fait que commencer.

 

Vendredi 31 décembre 2010.

Yangon

C'est le dernier jour de l'année ! Je ne sors de l'hôtel qu'à midi. Je vais consacrer ma journée à la merveilleuse « Paya Shwedagon », la pagode au stûpa doré qui domine la ville. J'entre par la porte est, et je paye cinq dollars le droit de visite. Un Occidental arrive, avec son petit sac à dos, et il repart en colère, n'acceptant pas de payer un droit d'entrée. Le gars est un peu ridicule de se priver d'une visite qui à elle seule justifie un voyage à Yangon. Et que fait-il lorsqu'on lui demande sept dollars pour visiter le Wat Pra Kaew de Bangkok ou trois fois plus pour visiter Notre Dame de Paris... Elle est loin de nous cette époque où le Christ chassa les marchands du temple ! J'emprunte l'ascenseur, ne voulant pas monter l'escalier au milieu des marchands de « souvenirs ». Je prendrai cette voie au retour : ce sera plus facile en descendant. J'arrive sur l'esplanade de marbre où le stûpa immense, haut de cent vingt mètres et recouvert d'or s'impose et écrase le visiteur de sa beauté et de sa majesté. Il est entouré de petits sanctuaires décorés, dorés, aux rebords de toits ciselés où les fidèles vont prier. Le sol de marbre luit comme une étendue d'eau sur laquelle glissent, pieds nus, les pèlerins. C'est ici que se retrouvent les bouddhistes du monde entier. On entend parler thaï, chinois, khmer, on voit des Européens dans la position du lotus, en méditation. C'est aussi un peu la foire : de jeunes bonzes chahutent avec les filles, des touristes occidentaux se photographient mutuellement devant l'imposant stûpa... Plus loin, un nuage de fumée rend la lumière bleutée. C'est l'endroit où les croyants vont allumer leurs cierges et leurs bâtonnets d'encens. Ils sont là, agenouillés ou assis tailleur, concentrés dans leurs vœux ( je pense qu'on ne peut pas parler de prières pour les bouddhistes ). La terre pourrait chavirer, ils ne s'en rendraient même pas compte. Je tourne autour du stûpa dans le sens des aiguilles d'une montre, et au fur et à mesure que je me rapproche de la porte ouest, le monument, éclairé par le soleil, devient de plus en plus lumineux. L'or recouvrant le stûpa est estimé à plusieurs dizaines de tonnes. Il est recouvert de 13153 plaques d'or, et son socle n'est « que » plaqué or. Au sommet, près de six mille diamants et des centaines de pierres précieuses sont sertis dans la girouette et dans le petit globe au sommet duquel un gros diamant de soixante-seize carats renvoie sur le sol les rayons du soleil couchant. ( Je répète ce qu'on m'a dit, car je n'ai pas vu de mes propres yeux ). Je cherche en vain à en voir le scintillement. Pourtant, plus de deux mille carats, ça devrait éblouir !

La nuit tombe rapidement, comme toujours sous les tropiques. Le ciel passe du blanc au bleu nuit en allumant, des derniers rayons de son soleil, la Paya Shwedagon. Je m'assieds sur les marches du pavillon de la cloche, et je suis au spectacle : la lumière change de minute en minute, le ciel devient indigo, on allume les projecteurs, l'or perd ses teintes rouges pour devenir d'un jaune éclatant. Les sanctuaires s'illuminent les uns après les autres. Je vois de grandes statues de Bouddhas que je n'avais pas remarquées jusqu'alors. Leur visage laqué de blanc et l'éclat de leurs yeux de porcelaine ajoutent au mystère des lieux. Je me sens bien. J'aimerais que tout le monde parte, et que le silence ajoute au charme des lieux un côté mystique. Je me demande si un jour je ne vais pas devenir un de ces sages qui arpentent le monde avec leur petite musette.

Je descends les escaliers bordés de boutiques vendant des fleurs, de l'encens, des Bouddhas en bois, en bronze, en verre, en résine, en plastique... Tiens ! On a la chance de ne pas trouver la petite boule de verre avec la neige qui tombe lorsqu'on l'agite... Que vont bien pouvoir acheter les Bidochons ? Bah ! ils ont le choix dans une multitude d'éléphants tous plus vilains les uns que les autres...

Au bas des escaliers, je remets mes chaussures, et je reviens dans ce monde qui est le nôtre en montant dans un taxi aux suspensions tellement agonisantes que chaque trou ou bosse sur la route est un coup de pied au cul. Tout menace de tomber sur la route, les portières, le capot, les ailes, et même le chauffeur ! C'est dire que je reste vigilant... Les rétroviseurs, eux, ils sont déjà tombés. Le conducteur conduit au bruit : il commence à changer de file. Si on le klaxonne, il revient dans sa file, si rien ne se passe, c'est bon ! Et il conduit tout en me souhaitant la bonne année et en m'expliquant que ce soir il va boire de la bière avec les copains. Quand je lui dis que j'aime la « Dagon beer », il me serre chaleureusement la main : nous avons les mêmes goûts ! En passant devant la cathédrale de la Trinité, il me dit fièrement qu'il est chrétien. Quand je lui dis que moi aussi je suis catholique, il me prend presque dans ses bras. Ce n'est pas que nous allons vite, mais je lui conseille de ne pas lâcher le volant, car il pourrait lui tomber sur les genoux ! De plus, je suppose qu'au moindre accrochage, la voiture, fatiguée après tant d’années de loyaux services, se désintégrerait comme celle de Bourvil dans le film Le Corniaud.

 

Samedi 1 janvier 2011.

Yangon.

Happy New year ! Bof, ça ne devrait pas changer grand-chose de se retrouver en 2011... Hier, je n'ai pas raconté mon réveillon pour la bonne raison que je n'ai rien fait de particulier. Le soir, je me suis couché à neuf heures. Comme je me suis réveillé à dix heures trente, je suis reparti dans la rue. Les petits marchands avaient disparu laissant la place à des déchets divers maculant le trottoir. Un énorme rat noir a déguerpi juste devant mes pieds. Je n'ai pas eu peur, j'ai cru que c'était un chat. Ici, les rats et les humains font bon ménage : ils cohabitent dans les cuisines ! J'étais pratiquement seul dans la rue sinistre, noire, mal éclairée. Les bus circulaient bondés, et à chaque arrêt, les rabatteurs descendaient, hurlant les différentes directions pensant faire sortir quelque éventuel client d'un immeuble ou d'une des rares boutiques encore ouvertes. Mais où vont donc tous ces gens, et d'où sortent-ils dans cette rue déserte ! Je dois avouer que je me sentais un peu triste et seul. Il m'a suffi de penser qu'en France je n'aurais pas réveillonné et que le froid m'aurait sapé le moral, pour retrouver un peu de vigueur. Quand je suis allé me coucher, à minuit dix, je n'ai rien remarqué de particulier, sauf deux gars en longy qui se sont promenés un instant sur le trottoir en braillant « happy New year » vers les fenêtres des voisins. Si personne ne leur a jeté de seau d'eau, personne n'est apparu à la fenêtre pour leur répondre. Ici, le Nouvel An, c'est en avril, et je suppose que c'est la même foire qu'en Thaïlande où tout le monde jette de l'eau sur tout ce qui bouge !

Aujourd'hui, quand je pense à cette dernière nuit de l'année tout à fait ordinaire, je me dis que, moi qui en avais marre de « jingle bells » et du commerce thaï autour de Noël, je ne vais tout de même pas me plaindre !

Je reste dans ma chambre sans fenêtre, la porte ouverte sur le couloir, à lire et à écouter de la musique. Un Espagnol qui passait par là vient causer avec moi pendant près d'une heure. Il voyage avec une jeune et jolie Chinoise, et, contrairement à certains racontars, le fait d'être avec une Asiatique ne lui pose aucun problème. Je crois que plus je reste ici, plus je découvre qu'il y a toutes sortes de préjugés sur ce pays ou même de fausses affirmations qui ne sont qu'exagérations ou même fantasmes. J'ai déjà constaté cela à propos de la Chine. Ici, l'on pourrait croire que l'on est dans un pays où il n'y a pas de libertés. Faux ! On est dans un pays où la liberté existe, mais elle est surveillée. Bien sûr, il y a des contraintes : tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire. Alors, il n'y a pratiquement pas de délinquance. Comme ni les cartes bancaires, ni les chèques de voyage ne sont acceptés, nous voilà contraints de transporter sur nous, l'intégralité de l'argent prévu pour notre séjour, et cela ne pose aucun problème : il n'y a pas de vols.

Dans l'après-midi, je vais au Castel, pour envoyer des messages Internet. C'est très énervant : le débit est lent, si lent que dès qu'on veut avoir accès à un nouveau message, il faut patienter quelques minutes. En revenant du cybercafé, je fais un détour pour aller boire une bière dans la rue, au café où je commence à être connu. Il est sept heures, la nuit vient de tomber, ils ont allumé deux énormes générateurs placés dans des cages métalliques sur le trottoir. Des clients consomment, collés à ces engins qui font un bruit d'enfer. On se croirait à la gare routière. De l'autre côté de la rue, en bas de Golden Smile G.H, la maison de thé a allumé la télé. Il y a un match de foot. Ils sont tout fiers de leur nouvel écran plasma, les clients sont nombreux sur leurs petits tabourets en plastique. Personne ne s'est soucié de régler l'écran, alors ils regardent une image prévue pour la télé 4:3 sur un écran panoramique. Tout est allongé dans la largeur, les joueurs ressemblent à des boîtes de sardines... Cela n'a aucune importance, le match semble captivant. Un peu plus loin, installées à des tables bancales, sur un trottoir défoncé, des ombres mangent des plats dont ils ne voient ni la couleur, ni la composition. Vers vingt heures trente, je reviens manger le canard au « Golden Duck ». Il n'est pas aussi bon que la dernière fois, il est dur, et, je ne sais pas pourquoi, le service, lui aussi, laisse à désirer.

Je retrouve l'Espagnol à l'hôtel : nous allons nous promener sur Mahabandoola jusqu'à la 19° rue, juste pour voir les petits restaurants du marché de nuit. La rue est barrée, envahie par les tabourets et les tables des cuisines roulantes. Il y a de tout : des poissons, des brochettes, des plats tout rouges que je n'oserais même pas essayer, des currys... Dommage, mais j'ai déjà mangé. Bizarrement, la clientèle est exclusivement masculine. Les hommes portent le longy, cette pièce de tissu de couleur sombre, semblable à une jupe qu'ils nouent sur le devant en faisant un gros nœud. Le pantalon n'est pas encore adopté par tout le monde. Il faut dire que le longy est plus adapté au climat chaud du pays. Les femmes, elles, portent une pièce de tissu de couleur plus vive ou plus claire si bon leur semble. Elles ne font pas le nœud de devant. Cela s'appelle un sarong, et c'est toujours très gracieux, car leur corps se trouve alors moulé dans cette jupe longue, et si elles ont un corps beau, ce n'est pas plus mal : on dit bien que les belles plumes font les beaux oiseaux !  

 

Dimanche 2 janvier 2011.

Yangon - Mandalay.

Cette après-midi, je pars à Mandalay, en bus. La nuit risque d'être blanche et longue. Je vais changer de l'argent au marché. Ce qui est curieux c'est que le marché noir est officialisé, ou du moins entré dans les mœurs, et que personne ne change dans les banques. Je me demande si les diplomates sont payés en kyats... certainement pas !

Dans la rue de mon hôtel, ils ont installé deux énormes baffles, et ils diffusent une musique qui braille. À un moment, je reconnais « let it be » des Beatles adapté en rock birman.

Je quitte l'hôtel en taxi, jusqu'à l'agence du bus, en face de la gare. Heureusement que j'ai fait acheter mon billet par mon hôtel, car toutes les agences affichent les destinations en birman, ainsi que les prix. Bon, à défaut de pouvoir lire, il faudra au moins que je connaisse les chiffres. Ils font des petits crochets et des frisettes. Leur écriture, par contre, ressemble à des colliers de perles : des ronds à l'endroit, des cercles à l'envers, des zéros, des o, des anneaux...

Une fourgonnette pick-up arrive, on vient me dire que c'est notre voiture. Bon, ça va : nous ne sommes pas nombreux, juste cinq personnes. Les employés de l'agence commencent à charger des cartons bien ficelés, puis d'énormes ballots, puis des sacs, et des sacs... et enfin nos bagages. Il ne nous reste plus beaucoup de place, mais nous arrivons tout de même à nous installer sur ce qui reste des banquettes placées sur les côtés. Il arrive encore un couple avec trois petits garçons. Tout le monde se pousse, je veux dire se serre, et je suis surpris de constater qu'il restait encore la place pour deux personnes. Les enfants, on les place sur le plancher, devant nos pieds pour boucher les trous. De gros colis sont attachés sur le toit, et quatre personnes arrivent encore : elles resteront debout sur la ridelle arrière ouverte et s'accrocheront à la galerie de toit. Durant le trajet, plus ça va, plus nous avons moins de place, car les colis glissent avec les cahots et finissent par empiéter sur notre espace vital. Je suis mal placé tout au fond, avec un énorme colis qui menace de me tomber dessus. Je ne peux bouger ni les jambes ni les bras, je ne devrais pas tarder à mourir étouffé ! Le trajet me paraît interminable. Voilà que nous arrivons à la gare routière au bout d'une heure de ce supplice. Je n'ai pas fini aplati sous des caisses, mais je suis tout tordu tout de même !

Je monte dans le bus pour Mandalay. Pas de chance, je suis au dernier rang, au fond. J'ai oublié de préciser, lors de la réservation, que je ne voulais pas des deux derniers rangs, car ça saute trop. Tant pis pour moi, je ne pourrai pas incliner mon dossier, et si la route est mauvaise, je risque de faire du yo-yo entre le siège et le plafond !

Le début n'est pas encourageant. Nous n'en finissons pas de quitter la banlieue de Yangon. La circulation est totalement anarchique. Au Myanmar, on roule à droite avec le volant à droite pour tous les véhicules. Quand le chauffeur de notre bus veut doubler un camion, il est obligé de déporter tout son véhicule sur la gauche pour voir s'il arrive quelqu'un en face... et quand justement un autre bus arrive, c'est vraiment impressionnant. Je n'ai pas peur, mais je ne suis pas tranquille ! Voilà enfin l'autoroute. Elle est cimentée, avec des dalles pas toujours au même niveau, mais je ne saute pas si haut que ça, finalement ! Malheureusement, la climatisation est poussée à l’extrême, et tout le monde est frigorifié ! Au bout de deux cents kilomètres et trois heures trente de route, nous nous arrêtons dans un « routier ». Immense parking pour les cars, quatre ou cinq restaurants sous des préaux ouverts sur deux côtés, le tout illuminé par des néons de toutes les couleurs, avec, sur le devant, un jardin où les arbustes éclairés en rouge et bleu semblent synthétiques. Les lumières de toutes les couleurs, ici, ils adorent ça ! Par la suite, les quatre cents kilomètres qui nous séparent de Mandalay ne me paraissent pas trop longs, car je réussis à dormir un peu.

 

Lundi 3 janvier 2011.

Mandalay.

Le car arrive à Mandalay vers quatre heures. La ville dort encore. Nous traversons des quartiers sombres, où seuls quelques tristes falots luisent dans des maisons qui semblent inhabitées. La gare routière ressemble à un garage, encombrée de cars. Les rabatteurs pour les hôtels et les taxis prennent les bus d'assaut. Je n'aime pas beaucoup ça, mais ici, ça se passe bien : les gars sont aimables, et les Birmans n'exagèrent jamais sur les tarifs des transports. Bien sûr, il faut négocier le prix à la baisse. Je monte dans une voiturette, comme les petites voitures sans permis, qu'ils osent appeler « Taxi Bleu ». Pour ma part, je trouve que l’appellation « pot de yaourt » est plus appropriée. Derrière la cabine du minuscule véhicule, on a installé, dans une petite benne couverte, deux banquettes disposées dans le sens de la marche, sur les côtés. On ose faire asseoir plus de huit passagers dans ce « pot de yaourt ». Nous avons du mal à démarrer : plus de batteries. C'est un comble pour un véhicule de marque Mazda. En poussant, tout s'arrange. Aujourd'hui, nous ne sommes que six : moi, à côté du chauffeur, le mécanicien et trois femmes à l'arrière. Nous sortons de la gare routière par une piste poussiéreuse et toute défoncée. Je suis secoué comme un sac de noix bien que nous n'avancions qu'au pas. Nous débouchons sur une avenue presque déserte, et roulons tous feux éteints, à cause la batterie. Soudain, l'odeur désagréable de quelque chose qui chauffe un peu trop assaille nos narines. Le chauffeur ne s'inquiète pas « just a moment ! » Il s'empare d'une bouteille d'eau, descend, soulève le capot, et la vide dans le circuit de refroidissement. Le moteur disparaît dans un nuage de vapeur, le « pot de yaourt » aussi. Nous sommes arrêtés en pleine voie, sans lumières, dans une avenue peu éclairée. Un camion passe en nous frôlant. Le chauffeur nous a vus parce qu'il a de bons phares. S'il avait roulé sans lumières comme nous, il nous écrabouillait. Nous redémarrons et nous continuons à rouler sans lumières. À certains moments, quand il n'y a plus aucun réverbère, c'est un peu angoissant. Je ne compte plus le nombre de fois où nous nous arrêtons parce que le moteur ne veut plus tourner. Alors, mes deux bricoleurs tripatouillent des fils électriques, poussent la brouette qui redémarre pour quelques centaines de mètres. Lors d'une panne qui semble définitive, les deux femmes qui restaient dans la benne se découragent et continuent avec un autre « taxi ». Moi, j'ai le temps : il est quatre heures, le jour n'est pas levé et je suis curieux de savoir si nous finirons par arriver. Les deux convoyeurs n'ont pas l'air inquiet, et ils ont bien raison, car à cinq heures, nous voilà rendus au ET Hôtel. Je vais prendre un café et un gâteau en face de l'hôtel. Un grand panneau noir avec un verset du coran orne le mur. On entend justement le muezzin appeler à la prière. Le gros patron, personnage obséquieux, dirige d'une main de fer la bonne marche de son établissement. Trois enfants de six à huit ans travaillent avec un air renfrogné dans un visage noir de crasse. L'un lave le sol, l'autre me sert, et le plus petit fait la vaisselle, et va montrer les écuelles en aluminium au gros patron avant d'aller les ranger. Je pense que quand il n'y a pas de témoin le « Garofoli » envoie quelques taloches, car le petit n'est pas tranquille quand il s'approche de lui.

Je ne suis pas trop fatigué, je n'ai pas envie de dormir, alors je vais à pied, vers « Too Too restaurant ». Il est très malaisé de se déplacer sur les trottoirs aux dalles disjointes, et, de plus, on a planté des arbres dont les branches sont trop basses pour permettre de passer dessous. Au Myanmar, les villes ne sont vraiment pas faites pour se promener à pied. Au restaurant, je mange mal, des plats peu appétissants, froids et surtout trop pimentés. De plus, je paye deux fois plus cher que dans de bons restaurants. ( Je paye 6000 kyats comme quand je mange mon canard avec une grande bière à Yangon ! ) Je prends un cyclo-pousse jusqu'à la pagode Kyaug Shwenandaw. L'engin est équipé d'un side-car placé à côté de la bicyclette. Si nous étions deux, le deuxième passager me tournerait le dos sur un petit siège placé derrière moi. Le conducteur a soixante-dix ans, il prétend être un instituteur en retraite. Il a les jambes aussi maigres que les rayons des roues de son engin. Il parle un anglais compréhensible pour moi, mais pour un habitant d'Oxford, je ne sais pas ? Son visage émacié se fripe dans un sourire découvrant des dents rouges et des gencives noires. Il chique du bétel, et crache son jus sanguinolent de temps en temps comme pour ponctuer ses phrases d'un bruit de baiser mouillé. Au lieu de m'amener directement à la pagode le long du canal, il me fait passer par de petites rues ombragées, dans un quartier ressemblant à un petit village de campagne. Quand nous arrivons à la pagode, j'ai un peu de mal à m'extraire du side-car, car les accoudoirs sont si serrés qu'ils se sont un peu incrustés dans mes hanches. La pagode entièrement en bois est décorée de sculptures, véritable dentelle où les personnages à tête de lion côtoient de belles jeunes filles. Je crois reconnaître les personnages du Ramayana. L'intérieur est superbe. Le toit est soutenu par de gros piliers de teck noirci par les années, le plancher reflète l'or d'un Bouddha réfléchissant la lumière entrant par les nombreuses portes latérales. On n'a pas encore installé de lampes LED clignotantes autour de sa tête, mais ça ne devrait pas tarder. L'édifice n'est pas énorme, mais il est très ancien. Il se trouvait dans l'enceinte du palais royal, et le Roi le fit déplacer et reconstruire ici en 1880. Cela le sauva certainement de la destruction lors de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les Anglais et les Japonais se livrèrent à de féroces combats à Mandalay. En sortant de ce temple, je traverse un petit parc et je visite Paya Kuthodaw, une pagode entourée de sept cent trente stupas contenant chacun une stèle où est gravé le texte du Tripitaka ( canon bouddhique ). Il faudrait survoler les lieux pour apprécier. Du sol, on ne voit que des alignements de stupas blancs. Pour lire la totalité du texte qui fut imprimé dans une édition comportant trente-huit volumes de quatre cents pages, il faudrait presque un an et demi, à un bon lecteur à raison de huit heures par jour. En sortant, je traverse le temple Paya Sandamuni contenant mille sept cent soixante-quatorze stèles. Pour être franc, je dois avouer que ça finit par me lasser, alors je passe très vite. Pourtant, je vais à la Paya Kyauktawgyi, car elle contient un énorme Bouddha taillé dans un seul bloc de marbre de neuf cents tonnes. Effectivement, les efforts des dix mille hommes qui œuvrèrent pendant treize jours à l'amener du canal jusqu'ici, au milieu du XIX° siècle, ne furent pas inutiles, car la statue est superbe. Toute de marbre gris très clair, elle en impose par sa majesté. C'est très beau, allez, je rentre à pied. Je longe le canal. La promenade n'est pas très agréable, car je ne peux pas marcher sous les arbres aux branches trop basses qui le bordent, alors je suis obligé de supporter un soleil déclinant qui m'éblouit. Aujourd'hui peu de gens travaillent, car demain c'est la fête de l'indépendance, alors, en cette fin de journée, ils ont pris leur bicyclette, et ils roulent en peloton groupé autour du palais royal, le long de ce canal large de soixante-dix mètres. Si je devais répondre à tous les hello ! je ne m'en sortirais pas ! Alors, j'ai décidé de ne répondre qu'à certains d'entre eux. C'est tout à fait injuste !

 

Mardi 4 janvier 2011.

Mandalay.

Aujourd'hui, journée bien remplie. Au déjeuner, je rencontre deux Parisiennes, Julie et Nathalie, et nous décidons de partager les frais en louant un taxi à la journée ( 42 $ ). Nous commençons par visiter un atelier de sculpteurs de marbre. Évidemment, ils sculptent des Bouddhas, mais aussi des lions magnifiques. Chaque pièce est unique. Je n'achète rien, car je n'ai pas envie de mettre huit ou neuf cents kilos dans mon sac ! Un peu plus loin, nous nous arrêtons dans une boutique où des centaines de marionnettes sont présentées. Elles sont suspendues partout, on se croit chez Mangiafoco, bien que Pinocchio ne figure nulle part. Le patron nous fait une démonstration avec un cheval qu'il fait hennir, se cabrer, galoper avec virtuosité. Il me déguise en pantin, je suis très réussi !

Nous nous rendons à la pagode de Mahamuni pour assister au défilé des bonzes qui vont, en silence et en rang, tenant le bol de laque noir serré devant eux, déjeuner dans le monastère. Ils sont plus de cinq cents, tous vêtus de leur robe grenat, le crâne et les sourcils rasés. Des pèlerins assistent au défilé, les mains jointes, des femmes thaïlandaises leur donnent des petits papiers sur lesquels sont inscrits des vœux. Autant de monde et autant de silence, ce défilé, lent et unichrome, tout cela a quelque chose de surprenant, presque sinistre ! En principe, les bonzes quêtent leur nourriture le matin de très bonne heure, puis ils reviennent au monastère, mangent, ensuite, ils jeûnent jusqu'au soir. En Birmanie, les règles ont l'air moins strictes qu'en Thaïlande. En Thaïlande, un bonze ne doit avoir aucun contact avec une femme, même à travers un objet. S'il doit lui donner quelque chose, au lieu de le lui donner de la main à la main, il le lui lance ou le lui laisse tomber dans les mains. Ici, les bonzes peuvent très bien se promener en donnant le bras à une femme. Je pense que les règles ont évolué, ou alors elles se sont assouplies, car je me souviens que lors de ma première visite en 1981, il y avait même un endroit spécial pour les bonzes, fermé par un grillage au fond des bus.

Nous allons à Amarapura, au bord du lac Taungthaman. Un pont de teck de plus d'un kilomètre de long traverse le lac pour aller au petit village se trouvant de l'autre côté. Ce pont a été construit il y a deux siècles avec plus de mille piliers de teck. En ce moment, les eaux étant basses, il surplombe le lac, et de loin, les nombreuses personnes l'empruntant semblent une procession de fourmis. Nous le traversons. C'est plutôt une passerelle, car il n'est que piétonnier. Même les bicyclettes ne peuvent y rouler, car les planches de son tablier sont espacées et ne sont pas au même niveau. Nous surplombons des terrains fertiles, car ils se trouvent sous les eaux durant la saison des pluies. Des paysans travaillent avec des bœufs et des charrues ou des herses en bois ! Des femmes jacassent, accroupies dans un champ de petits pois. Je pense que la vie n'a pas changé depuis plusieurs siècles. Sur l'autre rive, il y a un village et... un temple. Le plus intéressant pour moi, c'est un bonze qui dort au soleil, sur une chaise longue, comme un chat.

Nous reprenons la voiture et nous grimpons au sommet de la colline de Sagaing. Dommage, mais en cette saison les lointains sont brumeux et on ne voit pas très bien. Nous avons fait l'effort de monter à pied, nous visitons le temple. Il est différent de tous ceux que j'ai vus à ce jour. Il est peint de couleurs vives, carrelé de jaune de bleu et de vert pomme. Un alignement de Bouddhas, avec leurs auréoles de petites lampes LED clignotantes est du plus mauvais effet : on dirait un tir à la carabine de fête foraine.

Nous voilà au bord d'un bras de l'Irrawaddy ( Ayeyarwady, car le pays, la capitale, le fleuve, certaines villes, tout a changé de nom ces derniers temps ) que nous traversons en barque ( 1000 kyats aller et retour ). Nous accostons parmi une kyrielle de carrioles tirées par des chevaux. Nous ne choisissons pas la plus belle ni le plus beau cheval, mais le moins cher. Il faut se battre pour payer sept mille kyats. Le cocher est comme la jument, un peu pelé et au bout du rouleau. Nous empruntons un sentier poussiéreux sous deux rangées d'arbres, et nous allons de temple en temple. On pourrait croire que c'est monotone de visiter toujours des temples, hé bien non, car ici, ils ne ressemblent pas aux autres. Certains sont en ruine, d'autres le seront bientôt si l'on ne fait rien. Je ne visite pas la pagode Kyaung Bagaya, car je suis fatigué d'enlever mes chaussures et de les délacer et relacer. Alors, je vais en dessous, dans la forêt de pilotis. Elle est construite sur deux cent soixante-sept énormes piliers en teck. Elle date de 1834. De 1364 à 1841, ce territoire d'Ava fut capitale du Royaume birman. Cela explique les nombreuses ruines disséminées parmi les rizières ou les champs de maïs.

Nous passons sur le pont de fer routier et ferroviaire construit par les Anglais en 1934, nous revenons au pont de bois U Bein pour le coucher de soleil. C'est bien, les promeneurs sur le pont semblent des marionnettes en ombres chinoises.

Le soir quand nous rentrons à l'hôtel, nous avons l'impression d'avoir visité toute la Birmanie !

 

Mercredi 5 janvier 2011.

Mandalay.

Après une journée comme celle d'hier, j'aspire au repos. Je fais ma lessive, je flâne dans les escaliers de l'hôtel, je parle avec Claude, un Normand voyageur solitaire comme moi. La journée se passe bien. Le soir, à sept heures, je vais acheter ma bouteille de bière « Myanmar » et mes pommes chips pour mon petit apéro. La marchande me rend des billets tellement sales et chiffonnés qu'on dirait des lingettes usagées ! À vingt heures je vais manger au restaurant Shan « Lashio Lay ». C'est bon, pas cher, j'y reviendrai ! Je fais un bon repas pour 2,5 $ ; ça, c'est un prix qui me plaît !

 

Jeudi 6 janvier 2011.

Mandalay.

Je suis dynamique, ce matin, je dois commencer à prendre le rythme... Je pars à la colline de Mandalay. J'y vais en cyclopousse, car sur le plan, ça semble tout près, mais en marchant, c'est interminable. Pour 1000 kyats ( 1,5 $ ), ce n'est pas la peine d'user ses forces, car je vais devoir grimper les escaliers. Le cyclo chantonne, son pédalier couine, ça fait un drôle de concert. Je dois laisser mes chaussures en bas de l'escalier, car il y a des sanctuaires tout au long de l'ascension. Ils sont d'ailleurs assez poussiéreux et souvent mal entretenus. Bah ! pas très beau ! Je monte, je monte : un chien aboie, un autre dort sur les marches, un chat miaule... j'allais justement dire qu'il n'y a pas un chat ! je suis presque seul. On ne me demande pas ma carte que j'ai payée dix dollars pour tout visiter dans le coin... Si j'avais su, je n'aurais pas fait cette dépense ! Quand je suis tout en haut, je suis déçu par le panorama, brumeux, pas très beau, il faut dire... Heureusement que je suis monté avant la chaleur. Pour m'occuper, pendant la descente, je compte les marches : il y en a exactement 961.

Pour retrouver des forces, je vais manger un savoureux canard rôti au Golden Duck. Un régal ! Je bois de l'eau à cause de la chaleur, mais je vais y revenir un soir, car accompagné d'une petite bière, qu'est-ce que ça doit être bon !

L'après-midi, je flemmarde sur mon lit, puis j'écris mon carnet de bord sur mon petit ordinateur de poche. Tiens ! il est sept heures et demie ! J'avais oublié ma bière... Je pars l'acheter à la petite épicerie du coin et je vais la boire tout seul, en Suisse, au petit salon sur palier devant ma chambre.

Ce soir, je vais aller m'énerver un peu sur Internet. Le débit est tellement lent que j'aurais presque aussi vite fait d'aller porter mes mails en France à bicyclette !

 

Vendredi 7 janvier 2011.

Mandalay.

Ce matin, je suis content parce qu'il pleut. Dès huit heures, le bruit des gouttes se fait entendre sur le toit. C'est bien, ça va coller la poussière, la rue sera moins sale. Je n'ai pas fait « mon programme de la journée », je vais essayer de ne pas me laisser aller à ma flemme. Le soleil et la chaleur reviennent, je vais dans le sud de la ville en cyclopousse. C'est à peine plus rapide que si j'allais à pied, mais ce n'est pas moi qui me fatigue. Nous avançons dans une cohue indescriptible : des vélos d'autres cyclopousses, des motos, des voitures... Ce sont les camions qui me font peur, car ce sont les plus gros, donc, les rois du macadam ! Pour traverser une rue ou même une avenue, c'est simple : le cyclo s'engage petit à petit, et quand il se trouve en plein milieu et que les véhicules arrivant sur l'autre axe n'ont plus que le choix entre nous écraser ou nous laisser passer, alors le gars se dresse sur les pédales, et nous voilà de l'autre côté ! Simple, n'est-ce pas ? Il suffit d'oser. Je vais visiter une fabrique de feuilles d'or. Des ouvriers martèlent des feuilles d'or pour les rendre plus fines que du papier à cigarettes. Ensuite, des jeunes filles les collent sur des supports en papier. Il suffira de les transférer comme de vulgaires autocollants sur la statue de Bouddha.

Le cyclopousse m'emmène à la gare pour acheter mon billet de train pour demain. Il n'y a pas beaucoup de monde, je pense que demain ce sera la cohue, car je pars à quatre heures et la plupart des trains partent le matin ou le soir.

 

Samedi 8 janvier 2011.

Mandalay - Kyaume.

Le réveil sonne à trois heures. Je ne suis pas trop paresseux pour me lever, et j'en suis le premier étonné. À l'hôtel, ils m'avaient promis de me réveiller, mais heureusement que je ne comptais pas sur eux, car tout le monde dort. Ils m'avaient dit que le taxi serait devant la porte, mais pas de taxi... Ils sont bien gentils, mais il ne faut pas trop compter sur eux. Heureusement que je ne me suis pas levé au dernier moment comme je le fais habituellement ! Je marche dans la nuit noire au milieu de la rue, c'est moins dangereux de trébucher dans une ornière que de tomber dans une bouche d'égout manquant sur le trottoir. Dans tous ces pays d'Asie du Sud-Est, les gens ont des yeux de chat. Une personne que je ne vois pas dans les ténèbres, sous les arbres, m'interpelle : « Where do you go ? » Comme je ne suis pas très bon en anglais, je comprends facilement, alors je réponds : « I am going to the train » et j'ajoute « tchou tchou tchou » pour ne pas que le fantôme que je n'ai pas encore vu m'amène à la gare routière. Car je suppose qu'il s'agit d'un de ces motocyclistes qui passent leur vie dans la rue. Tels les Huns d'Attila qui dormaient sur leur monture, ces gens-là dorment sur la selle de leur moto, prêts à démarrer à n'importe quel moment. Nous allons à la gare par des rues complètement désertes, souvent pas éclairées. Même près de la gare, il n'y a que quelques chiens pelés et faméliques. Je n'ai aucun mal à trouver mon train : il est à quai et déjà bien rempli. Les passagers de troisième classe voyagent avec des baluchons, des sacs ou des cartons bien plus gros qu'eux, et ils convergent vers le train, leur charge sur la tête. Ils me font penser à ces fourmis qui transportent des feuilles cent fois plus grandes qu'elles, ou à ces bousiers qui poussent une grosse boule devant eux. J'ai pris une place en première classe. Il ne faut pas s'attendre à de la moquette dans les travées, la seule différence étant le prix un peu plus élevé. De ce fait, il y a moins de passagers, et nous sommes, en principe plus à notre aise. Il y a tout de même des sacs sous les sièges, et des paquets un peu partout. Je monte donc dans le wagon première classe. Une lumière diffuse me permet de distinguer quelques visages luisants sous les petits plafonniers. Je sens par contre tous les yeux tournés vers moi. Place numéro douze. Bien sûr, elle est déjà occupée. Des paniers devant les pieds, un jeune couple avec un bébé s'était confortablement installé. On me fait une place à côté de la fenêtre, on enlève les paniers pour m'assurer le maximum de confort. En face de moi, une femme plutôt ronde, à qui je ne peux donner d'âge, somnole, assise en tailleur sur son siège. Elle me fait penser au Bouddha Chinois. Mes yeux s'habituent à l'obscurité. Pour l'instant, je suis le seul touriste. Personne ne s'intéresse plus à moi, chacun ayant pour seul souci de continuer la nuit de sommeil qu'ils ont, comme moi, interrompue. Les uns sont vêtus d'anoraks, les autres coiffés de bonnets de laine ou de capuchons parfois bordés de fourrure. Je me croirais presque dans la Cordillère des Andes ! Hurlements de sirène, rugissements de la machine, claquements des wagons qui semblent se désolidariser : le train démarre tout lentement. Dès la sortie de la gare de triage, nous nous retrouvons en rase campagne ou du moins je le suppose, car je ne vois aucune lumière derrière la haie d'arbres qui borde la voie. Nous ne tardons pas à nous arrêter dans une sinistre petite gare totalement plongée dans les ténèbres. Des marchands sont accroupis à même le sol derrière un plateau au centre duquel une chandelle vacillante laisse deviner des pâtisseries dorées. Des chiens qui me semblent en bonne santé tournent autour, en attendant quelques reliquats de repas tombés d'une fenêtre du train. Des femmes passent, un plateau de beignets sur la tête, une chandelle plantée dans l'un des beignets pour éclairer. Le plateau étant juste à hauteur de la fenêtre, les voyageurs se servent, puis tendent un billet... C'est tout simple. Le silence est surprenant, le conducteur a même arrêté le moteur de la locomotive. Nous restons là une éternité, ou du moins il me semble, car, comme tous les autres passagers, je somnole. L'intérieur du wagon est tout à fait silencieux. Les quelques bruits qui parviennent de l'extérieur semblent étouffés. Dans ces ténèbres, le hurlement de la locomotive semble encore plus sinistre. Le train a du mal à s'élancer : le roulis et le tangage sont un peu inquiétants, on se demande comment font les wagons pour rester sur les rails. Le convoi ne dépasse que rarement les trente kilomètres à l'heure. Le jour ne semble pas vouloir se lever. Nous avançons parmi des branches qui fouettent les wagons, parfois entre deux parois rocheuses si étroites que si je me penchais à l'extérieur, j'en perdrais la tête. Je devine, avec le ciel qui blanchit, un paysage de montagnes boisées. La voie s'élève, le diesel de la motrice hurle, peine, les wagons grincent. Le train s'arrête en pleine jungle. Soudain, j'ai la sensation que nous reculons, et de plus en plus vite... En effet, les parois rocheuses des côtés défilent dans l'autre sens. Les passagers continuent à dormir, et les rares personnes éveillées ne semblent pas s'affoler. J'ai pourtant la désagréable impression que notre wagon s'est détaché et dévale la pente. Au risque d'y laisser ma tête ou au mieux mon scalp, je me penche au dehors et constate avec soulagement que la locomotive nous suit, toujours accrochée au convoi. Je me souviens d'avoir déjà vécu une expérience semblable en 1981 en allant au lac Inlé, à l'est du pays. La voie monte en lacets. Comme le train ne peut pas négocier les virages serrés en épingle à cheveux, il fait des allers et retours, un coup en avant, un coup en arrière, en s'élevant d'une cinquantaine de mètres à chaque fois. Le jour s'est levé, je vois, en contrebas un tunnel dans lequel nous venons de passer, et, tout à fait en bas, les premiers « lacets ». Nous atteignons une altitude de plus de mille mètres, et l'air est vif. Les bonnets de laine se sont un peu plus enfoncés sur les yeux, on a mis une couverture par-dessus l'anorak, les passagers ressemblent à des tas de chiffons sans formes. Le train traverse de petits villages aux maisons couvertes de chaume. Quelques buffles aux cornes énormes pataugent dans des mares boueuses. Les paysans font brûler les chaumes amassés dans un coin du champ, certaines parcelles ont été labourées, d'autres d’un superbe vert fluorescent sont plantées de semis de riz. Je remarque beaucoup de potagers, et lorsque le train s'arrête, le quai est envahi de marchandes de légumes et surtout de carottes.

Un grand canyon aux falaises rousses couvertes d'une végétation luxuriante apparaît sur la droite. Nous allons le traverser sur le plus long et le plus vieux pont de chemin de fer du pays. Je ne tarde pas à l'apercevoir : une structure métallique grise barrant le canyon. C'est le viaduc de Gokteik construit par les Anglais, qui colonisaient alors la Birmanie, en 1901. Il domine le fond du canyon de quatre-vingt-dix-sept mètres, et a une longueur de six cent quatre-vingt-huit mètres. On m'avait parlé d'un pont qui craquait sous le poids du convoi, d'un train qui traversait au pas en penchant dangereusement vers le vide... Tant pis pour les émotions fortes, mais le pont a été réparé, consolidé, rénové il y a quelques années, et rien ne craque ni ne grince, et je n'ai même pas peur ! Je suis un peu déçu, car je suis venu spécialement ici pour ce pont. Dans le wagon, les passagers ne jettent même pas un coup d'œil : ils mangent des nouilles dans une poche en plastique, avec des baguettes.

Depuis quatre heures ce matin, les quelques petits enfants se trouvant dans le wagon ne se sont pas manifestés. Un petit garçon de quatre ou cinq ans se promène en silence dans la travée de temps en temps. Je repense aux deux gosses qui ont dérangé tout le wagon du TGV entre Pau et Paris le 6 décembre, et je me dis que l'éducation des enfants en France laisse à désirer, ou alors peut-être que c'est le manque de civisme des parents qui est en cause...

Quand le train arrive à Kyaukme, la gare est si petite, si perdue dans la campagne, la ville si insignifiante que je n'ai pas envie de descendre, ou alors juste pour attendre le premier train qui se présentera dans l'autre sens. La rue devant l'hôtel "A Yone OO" est poussiéreuse, car il n'y a qu'une étroite bande goudronnée au centre, et entre cette bande et les trottoirs, de la terre qui produit une bonne poussière jaune dès qu'un véhicule roule dessus. Je fais quelques photos près du marché et cela amuse beaucoup les marchandes de légumes. Il n'y a pas grand-chose à faire ici, mais au moins j'aurai une idée de ce que peut être la vie dans un gros village agricole.

Le soir, à l'hôtel, je dévore un poisson cuit sur le gril et des brochettes de porc : un vrai festin arrosé d'une délicieuse bière fraîche. On me sert un petit bol de soupe claire dans laquelle trempent des choses bizarres, comme des rondelles de citron séchées. Je ne sais si c'est une soupe ou un rince-doigt. Alors, je commence par en boire un peu. C'est très parfumé, et je finis par m'en servir pour me laver les doigts. Les deux fois, j'ai fait attention que personne ne me voie pour n'avoir l'air ridicule ni dans un cas ni dans l'autre.

 

Dimanche 9 janvier 2011.

Kyaume - Pyin U Lwin ( Maymyo )

Je me réveille à cinq heures, et je suis prêt à commencer une journée chargée s'il le faut. Je prends mon petit-déjeuner à l'hôtel : des toasts, un œuf frit, de la confiture et du café, avec des bananes au dessert. Dans presque tous les hôtels, le petit-déjeuner est compris dans le prix de la chambre, et c'est toujours le même menu, avec de la confiture de fraise... Je n'ai rien d'autre à faire que de reprendre le train pour revenir à Pyin u Lwin. Ce n'est pas loin, mais avec le train local, ça risque de faire un peu long, car il ne roule jamais à plus de trente-cinq kilomètres à l'heure. Je vais à la gare à neuf heures et demie, on me fait mon billet en trois exemplaires, avec trois tampons sur chaque exemplaire. Il me faut présenter mon passeport pour obtenir le billet. Il ne faut pas se laisser aller à la paranoïa : cela ne sert pas à grand-chose, nous ne sommes pas suivis aussi méthodiquement qu'on le dit. En attendant le train, des gens viennent me parler, en anglais, de futilités. Il est certain qu'ils ne comprennent pas bien pourquoi je suis seul. Il n'y a que les personnes abandonnées par tout le monde qui voyagent seules ! Des voies toutes tordues luisent entre les herbes. Je me demande comment fait le train pour ne pas dérailler, et ça explique pourquoi il roule à vingt à l'heure. Peu à peu, les passagers arrivent, portant de gros baluchons. Dans les wagons de troisième classe, on n'a même plus la place pour s'asseoir. Il y a de tout : des fagots, des cages à poules, des montagnes de sacs de riz, des baluchons et même des traverses de chemin de fer.

J'entends le train klaxonner avant de le voir. Il arrive enfin, tracté par une belle locomotive bleue et rouge, dans un grincement de freins strident. Les énormes paquets disparaissent du quai. Je suis placé avec deux Chiliens et un couple de Français. Le convoi redémarre et tangue sur les voies tordues. Par moments le wagon penche tellement qu'on craint qu'il ne se renverse dans la rizière en contrebas. Nous repassons sur le pont métallique, et nous n'avons toujours pas peur. C'est le seul endroit où le train est stable. Heureusement ! Le canyon est magnifique, avec un torrent écumant au fond.

J'arrive à Pyin U Lwin ( Maymyo ). Encore une ville qui a changé de nom. C'est une ancienne ville coloniale où les Anglais venaient profiter du climat plus agréable. Il y fait frais. À la sortie de la gare, ce ne sont pas des calèches qui attendent, mais de petits carrosses colorés. J'en emprunte un pour aller au Grace hôtel. Nous traversons le centre-ville, passons devant le marché, empruntons des rues ombragées, puis des rues dans un quartier résidentiel où de belles maisons en brique, construites par les colons anglais témoignent d'un passé révolu où les riches colons aimaient faire leurs « garden-partys » entourés d'une nuée de domestiques en livrée. Eh oui, maintenant ce ne sont plus les mêmes poules qui caquettent devant le perron... Mon cocher m'amène devant un hôtel de grand luxe. Je suis sûr qu'il a fait exprès de se tromper pour « me promener ». Mais cela ne me contrarie pas, au contraire, ça me permet de visiter cette ville bien particulière. Nous finissons par arriver au Grace 2, annexe du Grace un peu plus excentré et un peu plus cher. Les murs verts pistache sont noirs de crasse dans les couloirs et dans l'escalier, mais la chambre est plus propre et la literie impeccable. Pour quatre dollars, il ne faut pas s'attendre à un palace. Le soir, je vais manger des nouilles délicieuses avec du porc, au marché de nuit. Quand je paye, on me rend la monnaie avec un billet de 200 kyats tel que je n'en avais encore jamais vu. Il est déchiré, tout mou, illisible, marron de crasse, on dirait une lingette usagée !

De petits restaurants en plein air proposent toutes sortes de plats, beaucoup de fritures et de nouilles, mais rien ne vaut la cuisine thaïlandaise. Quand je reviens à l'hôtel, la rue est déserte et plongée dans l'obscurité. Il n'y a aucun réverbère. Il est vingt heures trente et seules quelques boutiques encore ouvertes jettent un halo de lumière jaunâtre sur le trottoir. J'achète une bouteille de bière, et je la bois sur le petit balcon donnant sur la rue, en regardant des gamins préparer des beignets pour le déjeuner de demain matin. Je me suis laissé influencer par l'ambiance de cette ancienne ville coloniale anglaise : le spleen me gagne.

 

Lundi 10 janvier 2011.

Pyin U Lwin - Mandalay.

Cinq heures, je suis réveillé par les éclats de voix d'une famille avec un enfant qui partent certainement en bus. Ici, on ne se soucie pas le moins du monde du sommeil des autres. Quand les gens se lèvent, quelle que soit l'heure, ils parlent à haute voix comme s'il était midi. J'allais me rendormir, et c'est le bruit de la pluie qui se fait entendre sur le toit. Il fait froid comme chez nous en avril, et les passants sont emmitouflés comme prêts à affronter les frimas du Grand Nord. Je vais encore me faire remarquer avec mon T-shirt manches courtes. Je dois dire en toute honnêteté que je supporterais quelques degrés de plus.

Je veux revenir à Mandalay en taxi, car le pick-up avec des sacs de riz sous les pieds, ça ne me tente guère. De plus, avec la pluie qui menace encore et le froid, le voyage serait trop inconfortable. À l'hôtel, la patronne me propose un taxi à sept mille kyats, mais en me rendant moi-même à la station, je trouve une place à côté du chauffeur pour cinq mille. La place du mort, c'est légèrement plus cher que les places des deux grands brûlés derrière. Le chauffeur klaxonne sans arrêt, car il n'a que deux passagères derrière, et normalement, il prend quatre personnes. Il se manifeste pour que les clients, sur le bord de la route, lui fassent signe. Il conduit davantage en regardant sur les bords que devant. Heureusement, la route est dédoublée, et à part quelques motos, personne ne vient en face. Soudain, une averse nous force à rouler au pas. On n'y voit plus rien : tout disparaît dans une brume bleutée. Les motocyclistes se sont arrêtés sous les arbres. Nous entamons une descente en lacets. Les camions vont au pas. Comme ils sont souvent un peu trop chargés, les chauffeurs descendent les côtes au frein moteur. Ils serrent à droite pour nous laisser doubler. J'ai remarqué une grande correction entre les usagers de la route. Heureusement, car le code de la route n'est pas très respecté. À cause du mauvais temps, je ne distingue pas les lointains, et je ne peux donc pas apprécier le panorama. C'est dans ce secteur que le train progresse un coup en avant un coup en arrière.

Après deux heures de trajet, nous arrivons à Mandalay. Le train, lui, met cinq à six heures. Il est midi, la circulation est démentielle, chacun roule où il trouve un peu de place, se faufile. Aux carrefours, on avance lentement, les usagers venant de notre droite nous contournent jusqu'à rouler sur la voie en face, mais on finit par traverser, et le même manège se répète à chaque intersection. Parfois, des voitures, des motos, des cyclistes et même des piétons essayent de passer tous en même temps, et c'est alors le chaos... mais ça passe, et sans que personne ne s'énerve. Par contre, le concert de Klaxon est assourdissant.

Quand le chauffeur me dépose devant le « ET Hotel », je me sens un peu fatigué. Je sais déjà que je ne vais rien faire cette après-midi, si ce n'est aller m'énerver sur Internet ! Un soleil tout pâle sort à quatre heures, il ne fait pas trop chaud, c'est bien.

 

Mardi 11 janvier 2011.

Mandalay.

Aujourd'hui, je pars à l'aventure dans Mandalay. Je longe la vingt-troisième rue jusqu'au fleuve lrrawaddy ( j'ai du mal à l'appeler de son nouveau nom Ayeyarwady ). Dès que je m'enfonce dans le quartier en direction du fleuve, ça devient un capharnaüm extraordinaire. La bande goudronnée faisant office de chaussée devient plus étroite, bordée de tas d'immondices, puis on trouve des hommes sales, déchiquetant de la ferraille à coups de masse, soudant sans aucune protection, torse nu. De vieux cars rouillés, cabossés, plusieurs fois repeints, aux vitres cassées ou opaques garés sur un parking poussiéreux repartiront demain matin, avant le lever du jour, vers des villages là-bas, dans la montagne. J'arrive au bord d'une mare à l'eau glauque dans laquelle surnagent quelques poches et bouteilles en plastique. Une grenouille n'arrive même pas à survivre dans ce cloaque, seuls les moustiques peuvent s'y sentir bien ! Tout autour, des maisons bancales en bois noirci, couvertes de tôles rouillées arborent des frises colorées de linge séchant sur des balcons. Que ces chemisettes soient propres, dans un environnement aussi délabré, me surprend. Comment peut-on vivre ici ? Des jeunes filles me crient « hello ! » et s'enfuient en pouffant de rire, des enfants pieds nus jouent au football avec un vieux ballon crevé, des petites filles portent des seaux d'eau. Quand j'arrive au bord du fleuve, je distingue d'abord de petites cabanes de bois couvertes de paille, comme des troupeaux d'animaux trapus, sur l'immense plage de l'autre rive. Personne alentour ; seule une paire de bœufs attelés à une charrette me laisse supposer que ce campement est habité. Je m'approche de la murette du bord de route, et je découvre un véritable chantier : on charge du bois dans des camions, on creuse le sable, on empile des fûts métalliques... Au bord de l'eau, des bateaux sont amarrés, une étroite planche les reliant à la plage. Les uns servent à acheminer des passagers ou des marchandises, les autres de logement à des familles. Ce sont de vieux rafiots de bois à la peinture écaillée. Je pourrais croire qu'ils sont là depuis longtemps, et qu'ils ne bougeront jamais. Je marche sur le trottoir, le long de la murette, et exceptionnellement, il est en état. Le sable apporté par l'Irrawaddy lorsqu'il arrive au ras de la route à la saison des pluies, forme une plage en pente descendant vers l'eau boueuse, presque immobile, du fleuve. Sur cette pente, des familles ont installé un bat-flanc couvert d'un plastique : c'est leur logement. Les femmes cuisinent dans des marmites noires de suie, posées sur un petit brasero. Les hommes travaillent au déchargement des bateaux, ils se groupent pour porter d'énormes plaques métalliques, ils font des allers et retours en peinant sur le sable mou, un sac de riz ou une lourde caisse sur le dos. Sur l'eau, seule la petite barque du passeur traverse de temps en temps. Je continue vers l'embarcadère de Bagan où de gros bateaux blancs sont amarrés. Des femmes portent sur leur tête, de lourds paniers chargés de sable. Elles font d'incessants voyages entre la rive et le haut de « la plage » où elles déversent leur charge. Elles ne me voient pas. Je ne crois pas que « la misère est moins pénible au soleil »...

Demain matin, je partirai à Bagan avec le bateau de cinq heures. Personne ne sait lequel c'est. Pourtant, il est là, avec tous les ferries gros ou petits, prêts à partir au lever du jour. Je reviens à l'hôtel en cyclo-pousse. Nous passons par des rues si encombrées que je me demande comment il fait pour parvenir à circuler. Il est cinq heures, le soleil décline, c'est l'heure de pointe. Pour traverser les rues, il a une tactique toute simple : il ne regarde pas, il ne tient aucun cas des coups d'avertisseurs stridents, juste derrière nous, et il s'engage lentement sans s'arrêter. Quand j'arrive à l'hôtel, je suis soulagé, car je commençais à en avoir assez des cahots qui me meurtrissaient les fesses.

 

Mercredi 12 janvier 2011.

Mandalay - Nyaung U ( Bagan ).

Lever à trois heures et demie... La rue est noire et déserte, je pars en taxi avec Jérôme et Delphine, deux Français que je rencontre pour l'occasion. Nous allons au bord du fleuve, à l'embarcadère des bateaux pour Bagan. Nous montons dans le vieux rafiot que j'avais remarqué hier. Il s'agit du bateau sur lequel j'avais navigué en 1981, et il m'avait alors semblé déjà bien vieux. Les Birmans arrivent, avec leurs sacs, leurs paquets, leurs colis sur la tête. Soudain, la sirène annonce le départ imminent. Elle est si puissante que chacun sursaute. Nous sympathisons avec un couple de Canadiens : Ginette et Rolland. Le jour se lève sur un merveilleux décor : les temples de Sagaing se reflètent dans le fleuve, leurs dorures enveloppées des dernières brumes laiteuses. Une multitude de stûpas, de cônes dorés, de monastères aux toitures superposées en arbre de Noël... Je ne sais où porter mon regard, tout est beau, c'est magique ! C'est cela qui est surprenant dans ce pays : on passe de la pauvreté la plus noire aux dorures les plus étincelantes ! Nous sommes dans un vieux rafiot qui sent l'urine des toilettes, avec des Birmans assis sur un plancher crasseux, au milieu d'un fatras de bagages hétéroclites, de baluchons plus ou moins gros, et nous levons les yeux sur un décor de conte de fées. Le bateau passe sous l'immense pont moderne ( bâti en 2005 ) de Sagaing et sous le pont routier et ferroviaire d'Ava. Le décor devient ensuite plus ordinaire : nous longeons des rives de sable jaune, d'immenses plages désertes. Le bateau louvoie entre les bancs de sable et cherche les eaux profondes. Parfois l'un des employés sonde la profondeur avec une perche. Nous ne serions pas étonnés si nous nous ensablions. Nous avons choisi de voyager sur le bateau lent, moins confortable que le « speed boat », et nous sommes prêts à supporter tous les aléas d'un voyage qui devient un peu monotone, car nous ne croisons que peu de bateaux. Il n'y a pas beaucoup de pêcheurs sur l'eau jaune de l'Irrawaddy et, en cette période de basses eaux, nous ne dominons pas les champs bordant le fleuve. De temps en temps, au-dessus de nous, sur la berge, nous avons droit à la scène bucolique d'une paire de bœufs tirant un char débordant de paille, se découpant sur un ciel d'azur. Mais nous sommes surtout au spectacle lorsque le bateau s'arrête et accoste. On jette une planche entre la rive et le pont, des passagers descendent, d'autres montent, des montagnes de colis et de sacs passent d'un bord à l'autre. Des enfants, accroupis sur le rivage, nous observent, immobiles et leur visage s'éclaire dès que nous leur adressons un geste amical. Lorsque nous repartons, un bébé, sur le dos d'une gamine de huit ou neuf ans, nous fait des signes d'adieu de sa petite main. Et ces scènes se reproduisent à espaces réguliers lorsque nous accostons, précédés du cri assourdissant de la sirène. Les villages que nous longeons sont tous aussi rustiques les uns que les autres, les habitations étant couvertes de chaume. On ne voit guère de potagers autour des maisons, par contre, beaucoup de vergers.

La nuit tombe brusquement. Le pilote éclaire les rives à l'aide d'un gros projecteur. Je ne sais pas comment il parvient à se diriger, mais il vaut mieux ne pas commettre d'erreur, les bancs de sable affleurant la surface par endroits. Nous nous arrêtons à Pakokku. Nous craignons même, à un moment, de ne pas poursuivre notre voyage, mais la sirène retentit, et nous reprenons la navigation, dans une nuit étoilée, sur une eau reflétant la lune. À part quelques timides falots isolés sur les berges, tout semble désert, noir, sans vie.

À l'arrivée à Nyaung U, près de Bagan, une horde d'enfants et d'adolescents se bouscule pour envahir le pont, fouillant les poubelles laissées par les touristes, à la recherche de quelque objet récupérable. Un stylo abandonné ou quelque bonbon, des fruits ou de la nourriture, tout est bon à prendre. Nous accostons sur une rive sale, en gravissant une pente terreuse, et nous sommes submergés par des conducteurs de calèches, des motocyclistes, des cyclo-pousses qui veulent tous nous emmener vers l'hôtel où ils espèrent récupérer une petite commission. On nous fait passer par un bureau qui nous demande nos passeports et nous allège de dix dollars. C'est un droit de visite. Ce n'est pas cher : il y a quatre mille temples à Bagan. Nous allons à l'hôtel Golden Village. On nous propose de petits bungalows en ciment, propres et agréables, avec un petit balcon pour un prix très abordable. C'est ma plus belle chambre depuis que je suis au Myanmar ! Nous allons dîner au « Shwe Yar Su ». Bien qu'il soit vingt-deux heures, ils nous servent des plats de nouilles et de légumes, des frites à la cannelle, et des bières fraîches... Heureusement, car nous sommes au bord de l'hypoglycémie : nous n'avons rien mangé depuis la veille. Le bonheur est parfois fait de choses simples !

 

Jeudi 13 janvier 2011.

Nyaung U. (Pagan)

Lever avec le soleil. Le ciel est toujours d'un bleu pur et sans nuages. Nous déjeunons avec des œufs, du café, des bananes et l'éternelle confiture de fraises. Nous avons loué des bicyclettes en assez bon état. Elles sont un peu rustiques, mal adaptées aux sentiers sablonneux que nous allons parcourir, mais nous nous en contentons. Nous allons par une route ombragée, vers le vieux Bagan. La voie est bordée de temples plus ou moins importants, mais parfois si nombreux qu'on ne sait où donner du regard. Ils sont bâtis en briques ; certains ont la forme d'entonnoirs, d'autres de pyramides. Leur teinte rouge tranche sur le vert de la campagne environnante et sur le bleu profond du ciel. De petits sentiers sablonneux permettent de les approcher. L'histoire de ce site nous ramène au onzième siècle. Le roi Anawratha, converti au bouddhisme, récupéra des reliques dans le royaume voisin et décréta qu'il fallait construire de nombreux temples pour les abriter. Il demanda à ses architectes de se mettre à l'œuvre, et l'on vit ainsi s'élever en peu de temps, des centaines de temples. Ses successeurs continuèrent à bâtir jusqu'à quatre mille temples en près de trois siècles. Bagan était alors une ville importante aux nombreux palais et habitations dont il ne reste plus trace, ceux-ci ayant été construits en bois. Malheureusement, au XIII° siècle, la menace chinoise se faisant plus précise, le dernier roi de Bagan fit démanteler certains monuments pour construire des murailles, puis pour finalement déserter la ville devant l'avancée des Mongols de Kubilaï Khan. Ce dernier ne trouva qu'une ville abandonnée et vide qu'il pilla tout de même. La foi étant inébranlable, Bagan resta malgré tout une ville importante pour les nombreux pèlerins qui s'y rendaient jusqu'au XIV° siècle, puis elle tomba dans l'oubli et devint même une ville fantôme hantée par des coupeurs de bourses et des spectres malfaisants. Ce n'est que lors de la colonisation anglaise qu'elle reprit un peu d'importance. En 1975, un séisme la dévasta à nouveau, comme si Bagan devait encore une fois se trouver marquée par le destin !

Nous commençons par visiter le principal sanctuaire : le Patho Ananda. Avec une hauteur de cinquante-deux mètres, il domine la plaine de son sommet doré en forme d'épi de maïs. Il se trouve au bout d'une allée bordée d'arbres, et l'on y accède par un sombre couloir occupé par les traditionnels vendeurs de souvenirs. Nous entrons par la porte nord. Au bout d'une galerie, un immense Bouddha debout baisse les yeux, nous regardant avec un rictus un peu méprisant pour les minuscules êtres que nous sommes, armés de nos caméras. Nous allons ensuite dans la campagne par de petits sentiers parmi les arbustes. Nous grimpons sur la terrasse d'un temple par un escalier étroit et, de là-haut, nous découvrons un paysage hérissé de cônes pointus, de pyramides, de stupas et de stûpas de toutes tailles, aussi loin que porte le regard. Ginette, Roland, Jérôme et Delphine restent dans le secteur pour attendre le coucher de soleil. Je préfère rentrer lentement vers l'hôtel en m'arrêtant de temps en temps parmi les stûpas et les temples prenant une teinte de plus en plus chaude au fur et à mesure que le soleil décline. Parmi les buissons et les arbustes, dans ce décor féerique, je croise un char tiré par deux bœufs placides, un trio de nonnes vêtues de rose et quelques femmes portant d'énormes fagots sur la tête. C'est beau, j'y reviendrai demain, c'est sûr !

 

Vendredi 14 janvier 2011.

Nyaung U.

Je fais ma lessive, je flemmarde au bungalow, je n'ai pas envie de bouger. Ce n'est que vers le milieu de l'après-midi que nous repartons tous les cinq au milieu des arbustes, des temples et des stupas de briques. Le soleil décline, le décor devient rouge : c'est beau, mais nous ne reviendrons plus demain.

 

Samedi 15 janvier 2011.

Nyaung U - Kalaw.

Lever à trois heures : c'est un peu difficile, bien sûr, mais il faut prendre le car vers Kalaw. Avant le départ, le chauffeur fait le tour des hôtels. C'est un bus d'une trentaine de places aux sièges si rapprochés que mon voisin allemand, un peu grand ne peut pas caser ses jambes et se trouve obligé de les laisser dans la rangée. Il voyage ainsi tout tordu, s'appuyant sur moi qui me trouve coincé contre la fenêtre. Un air glacial me tombe sur le cou et les épaules par la vitre mal jointe, et de plus, elle s'ouvre sans arrêt. Jérôme n'a pas pu caser son mètre quatre-vingt-dix dans l'espace vital qui lui est réservé, alors il a une mine de chien battu. Heureusement, le chauffeur fractionne le voyage en s'arrêtant régulièrement. Alors, chacun déplie sa carcasse pour manger un beignet ou une soupe de nouilles dans l'échoppe voisine. Le paysage est poussiéreux, car la route devient souvent une piste infernale, pierreuse, où des femmes déversent des paniers de cailloux concassés. Le bus va cahin-caha et nous sommes secoués comme des sacs de cacahuètes. Ce n’est même pas beau, sur les bas-côtés, alors on s'ennuie, Delphine essaye de dormir, mais sa tête cogne sans arrêt la vitre à côté d'elle, alors elle a les sourcils froncés, le front plissé et le regard vague. Elle n'est pas contente, mais elle ne dit rien. Il faut se faire une raison... Nous roulons à vingt ou à soixante à l'heure suivant l'état de la route. Comme il n'y a qu'une bande de goudron sur le milieu, l'un des véhicules est obligé d'emprunter le bas-côté en terre pour chaque croisement. Je pense que le chauffeur a décrété que nous avions priorité, car ce n'est pas souvent nous qui descendons dans les fondrières des côtés. Heureusement ! Après Thazi, la route de plus en plus défoncée commence à s'enfoncer dans une vallée bordée de montagnes souvent pelées par une déforestation si intensive que c'est une catastrophe. Les villages se font plus petits : seulement cinq ou six cabanes couvertes de paille, avec l'inévitable épicerie qui vend le strict nécessaire. Et toujours cette poussière qui blanchit le talus et les arbres des bas-côtés. Nous aussi, dans le car, nous blanchissons un peu, bien que nos visages soient de plus en plus sombres. Nous grimpons un col en doublant des camions qui ajoutent l'odeur de leurs gaz d'échappement au désagrément de cette fine poussière qui forme un panache blanc dans leur sillage. « Ralliez-vous à mon panache blanc » est d'actualité, aujourd'hui ! Le paysage n'est pas à couper le souffle, lui. Les lacets en contrebas, parmi les frondaisons, la vallée qui s'estompe dans des lointains bleus... pas de quoi baver d'admiration. C'est un paysage de moyenne montagne, sans plus. Nous finissons par arriver à Kalaw. Alors là, nous sommes soulagés. Nous déplions nos membres ankylosés, prenons notre sac à dos et allons au Lily Golden Guest House. ( Nous sommes passés devant le Honey Pine Hotel sans nous arrêter. Le nom et le standing ne nous conviennent pas ! ) On nous donne des chambres très propres, tout en bois comme dans un chalet de montagne, avec salle de bains et eau chaude pour nous dépoussiérer. Je retrouve les deux Françaises, Nathalie et Juliette, avec qui j'étais allé visiter Amarapura. Le monde est petit en voyage : on se croise, se retrouve, se sépare et parfois on se rencontre à nouveau l'année suivante. Nathalie a été mordue par un chien en visitant un temple. En général, ils ne sont pas trop agressifs, en Asie du Sud-Est, mais ils ont faim, alors ils essayent peut-être de mettre une touriste à leur menu. Elle est un peu inquiète, car les animaux ne sont pas vaccinés et ils ont parfois l'air en mauvaise santé, tout pelés et si maigres qu'on leur compte les côtes.

Nous allons au marché. Ginette a envie de goûter à tout ce qui se mange, Rolland boirait bien une bière, mais ce n'est pas l'heure. Il faut savoir se discipliner en voyage ! Les vendeuses ont étalé leurs fruits et légumes à même le sol. Le soleil décline, l'air se fait plus vif. Ce soir il fera carrément froid. La température se rapproche de zéro et avec mes chemisettes manches courtes, je suis sur le point de grelotter. J'achète une veste kaki, pas trop moche qui risque fort de revenir en France.

Le soir nous allons manger des chapatis, une soupe de nouilles et boire une grande bouteille de bière à « l'Everest Nepali food center ». C'est une famille népalaise qui tient ce restaurant et, pour une fois, je ne mange pas birman. Nous nous régalons parce que c'est bon et parce que nous n'avons pas beaucoup mangé aujourd'hui.

Le coucher se fait en musique, un groupe de jeunes ayant eu l'ingénieuse idée de faire des grillades et de gratter la guitare en chantant juste devant l'hôtel. Ils chantent à plusieurs voix et s'amusent comme savent s'amuser les gens heureux.

 

Dimanche 16 janvier 2011.

Kalaw.

J'ai dormi avec les chaussettes, deux T-shirts, le short, et j'aurais supporté un peu de chauffage dans la chambre. Presque trop chaud la semaine dernière, presque trop froid aujourd'hui... C'est dur d'être explorateur !

À neuf heures, il fait un beau soleil qui m'incite à ouvrir la porte donnant sur le large balcon. J'ai une vue tout à fait ordinaire sur des bâtiments couverts de tôles rouillées, des hôtels modernes, quelques maisons en brique, et par là derrière, des collines boisées dont l'une est surmontée de l'inévitable temple à la pointe dorée. Le ciel d'un bleu pur laisse présager une bonne journée, mais nous sommes à mille quatre cents mètres d'altitude, et il ne fait pas chaud. Heureusement que j'ai acheté ma veste « Super-Rambo ».

À midi, nous allons manger des nems dans la rue. C'est bon et pas cher, alors nous sommes contents. Nous partons ensuite à pied visiter la grotte Shwe Oo Min. Si nous avons chaud en marchand sur le chemin pour y aller, dès que nous pénétrons dans la cave, c'est surtout le sol qui nous glace les pieds. Nous suivons d'étroites galeries aux parois ornées de petites statuettes de Bouddhas en pierre, en faïence, en laiton, éclairées par des néons ou de petites lampes LED clignotantes. La grotte se ramifie en plusieurs petites cavités au bout de corridors de plus en plus bas et étroits. C'est surprenant, cela ne ressemble pas à tout ce que nous avons déjà vu. Heureusement, car les temples et les Bouddhas, on commence à connaître !

Je suis content, car j'ai trouvé une connexion Internet qui fonctionne très bien. Je vais pouvoir communiquer et me sortir un peu de mon isolement. De plus, les messages et les photos envoyés ces derniers jours sont parvenus à leurs destinataires.

 

Lundi 17 janvier 2011.

Kalaw - Lac Inlé. ( Nyaungshwe )

Ce matin, mes quatre compagnons de route partent en randonnée : trois jours entre Kalaw et le lac Inlé. Ils avaient négocié le prix à treize dollars la journée, mais ce matin, la patronne a un peu augmenté le tarif : elle veut quinze dollars. Le calcul est vite fait : quatre personnes qui paient chacune six dollars de plus pour la randonnée, cela fait un total de vingt-quatre dollars. Elle est un peu pingre la patronne. Hier elle m'a rendu la monnaie avec des billets de cinq dollars portant des traces de plis, car elle sait que personne ne les accepte, même pas la banque. Moi, je n'ai pas fait d'histoires, car j'en ai plein, des images de cinq dollars... Les copains parlementent, négocient, ne veulent pas céder. Ils ont raison : « chose promise chose due ». On leur avait promis ce tarif pour ne pas qu'ils s'adressent à une autre agence, et maintenant qu'ils ont versé des arrhes, on veut les contraindre à payer plus cher. La méthode est discutable ! Comme ils paralysent le reste du groupe ( onze personnes ), la situation finit par se débloquer, et ils partent enfin à neuf heures et demie au lieu de huit heures et demie.

Me voilà seul, livré à moi-même. Je vais au cybercafé pour envoyer quelques photos et des messages, et Internet semble mieux fonctionner qu'à Yangon ou Mandalay.

Je me rends à la gare à onze heures, car le train pour Shwengyaung doit partir à onze heures trente. Je me doute bien qu'il aura un peu de retard. La gare n'est pas loin, j'ai tout mon temps, mais je prends un taxi, car je n'ai pas envie de porter le sac. Quelques personnes attendent sur le quai cimenté. Le responsable m'annonce que le train aura deux heures trente de retard. Il arrivera à quatorze heures... si tout va bien. Je suis prêt à attendre encore plus si nécessaire. Peu importe, ce sera quand même mieux que le car sur la route défoncée. Je m'installe à une petite table, sur un minuscule tabouret et je prends un café avec des beignets délicieux. Le thé est offert. Ici, il faut savoir laisser couler le temps... tout arrive à qui sait attendre, sauf peut-être les trains parfois. Et justement, le train n'arrive pas ! Dans l'autre sens, un Anglais avec qui j'ai sympathisé a plus de chance, son train pour Thazi n'a que trois heures de retard. Vers quatre heures, la gare se remplit de paysans portant des sacs, des fagots des cartons avachis, des enfants emmitouflés dans des couvertures. J'ai espoir de voir arriver le moment de mon départ. Je vais pour acheter le billet que, jusqu'à présent, le responsable n'a pas voulu me vendre, et il me dit, l'air désolé, que le train annoncé va à Thazi. La locomotive donne de grands coups de trompe, la tension monte. Elle approche à la vitesse d'un marcheur, tractant quatre wagons qui se dandinent doucement. Des grappes de voyageurs se forment à chaque porte de wagon et s'éparpillent sur le quai avant même que le train soit arrêté. Une effervescence soudaine s'empare de la petite gare. Les marchandes de fruits ou de petites friandises, les porteurs, les voyageurs, tout le monde court dans tous les sens. Les marchandes de beignets et de denrées les plus surprenantes se pressent, leur plateau sur la tête. L'une d'elles vend des feuilles de chou. Qui peut donc grignoter des feuilles de chou crues dans le train ? Des passagers montent, d'autres descendent, des ballots, des cartons passent par les fenêtres... Tout à coup, le mugissement assourdissant de la motrice retentit, et le convoi redémarre. Les retardataires courent et bondissent sur les marchepieds, quelques marchandes sautent, leur plateau sur la tête et, lorsque passe le dernier wagon, je remarque deux jeunes gens installés sur le crochet d'attelage. Ils vont jusqu'à la prochaine gare, ou plus loin. Ce n'est peut-être pas confortable, mais ça présente l'avantage d'être gratuit. Le quai s'est complètement vidé. Il ne reste que les chiens squelettiques à la recherche de quelques restes de repas lancés par une fenêtre de wagon. Malheureusement pour eux, ici, les voyageurs mangent tout, à part les peaux d'oranges ou de bananes. Voilà soudainement les lieux déserts et je commence même à les trouver sinistres. La petite gare retrouve sa quiétude de gare de western. Il faut patienter encore une heure ? deux heures ? Nul ne le sait. Une malheureuse Hollandaise attend depuis ce matin neuf heures. Comme moi, elle ne se décourage pas. Elle a vingt-quatre ans et la vie devant elle. Elle a passé sa journée à lire le guide de voyage.

Quand le chef de gare nous déclare, rayonnant, que nous pouvons acheter les billets, nous sentons quelque chose comme la récompense de notre détermination. Lorsque le hurlement de la locomotive se fait entendre au loin, nous croyons rêver. Nous allons enfin partir ! Nous montons dans un compartiment affrété par des jeunes gens qui voyagent avec leur professeur et étudient dans une école spécialisée pour travailler plus tard dans la société nationale de chemins de fer. Nous sommes bien accueillis. Toujours les mêmes questions, toujours la même gentillesse. Au fond du wagon, un petit groupe gratte la guitare en hurlant des chansons locales. Je ne peux pas dire que ce soit mélodieux, mais ça met de l'ambiance. Sur le bord de la voie, des villages de cases de bambou couvertes de chaume : elles semblent désertes. Le wagon tangue si fort que j'ai vraiment peur qu'il déraille. Des paquets tombent des filets au-dessus de nos têtes. Cela n'inquiète pas les jeunes gens qui continuent à converser avec nous en remettant tout en place. La nuit, elle aussi, tombe brusquement. Nous voilà dans la pénombre, car le wagon n'est presque pas éclairé. L'air fraîchit. Les jeunes s'enveloppent dans des couvertures et, bien qu'il ne soit que six heures, commencent à dormir. Nous nous arrêtons dans de petites gares obscures où seules quelques personnes descendent et s'enfoncent dans les ténèbres, leur baluchon sur la tête. Pour eux le seul lien avec l'extérieur, c'est le train ou quelques heures de marche sur un sentier, poussiéreux ou boueux suivant la saison. Nous finissons par arriver à Shwengyaung au bout de trois heures. Cela fait une grosse moyenne de vingt kilomètres par heure. Vu l'état de la voie, ce n'est pas trop mal. Devant la gare, des motos taxis nous proposent de nous mener à Nyaugshwe. Bien entendu, de nuit, avec notre gros sac à dos et le froid plutôt vif, c'est impensable. Nous préférons affréter un triporteur. Nous sommes moins bien protégés que dans un touk-touk thaïlandais, car il n'y a pas de pare-brise devant le guidon de la moto. Dire que, partant pour onze kilomètres, nous nous enfonçons dans la nuit n'est pas exagéré. Nous roulons à la clarté de la lune : le phare de la moto ne marche pas. Nous sommes transis, frigorifiés, congelés. J'abandonne la petite Hollandaise et je pose mon sac au Aquarius Inn. Il est neuf heures, je vais manger un poulet au curry. J'ai passé ma journée à attendre un train qui a bien fini par arriver. Je n'ai pas tout à fait perdu mon temps, car j'ai l'impression d'avoir fait beaucoup de choses.

 

Mardi 18 Janvier 2011.

Nyaungshwe.

L'hôtel est très douillet et très sympathique à première vue, mais on entend tout d'une chambre à l'autre et vers six heures, quand les clients se réveillent pour partir en randonnée, c'est un peu gênant. N'ayant rien à faire d'autre que de flâner dans ce gros village, j'aurais bien aimé me réveiller un peu plus tard, mais en fait, je ne suis pas venu ici pour dormir.

Je me console devant un déjeuner comme je n'en ai jamais pris : des véritables crêpes comme celles qu'on mange pour la Chandeleur, un sablé breton au beurre, du miel, des morceaux de pomme, de banane et de papaye, un délicieux café... Les choses les plus simples sont source de bonheur.

Je chausse mes brodequins et quand je pars vers le marché Mingala. Le soleil est déjà haut. Je ne remarque même plus les superbes temples se trouvant sur mon chemin. Quand la beauté devient répétitive, elle s'en trouve injustement dévaluée. Je croise un long défilé d'écolières, jupe verte et chemisier blanc se rendant au stade. Les « hello aouaryiou ? » fusent, les petits visages enfarinés s'ornent de sourires satisfaits : l'étranger a compris leur anglais, cela doit signifier qu'il est correct ! J'ai déjà dit que les enfants et les femmes se couvrent les joues et parfois tout le visage d'une mixture blanche comme du plâtre, le thanakha, ce qui leur donne un visage de clown blanc ou de Pierrot. Je persiste à affirmer que c'est affreux. Pourvu que le maquillage birman n'arrive pas chez nous comme une mode...

Le marché central ne manque pas d'intérêt : tous les pêcheurs apportent leur poisson frais, les petites tomates rouges arrivent dans de grandes hottes sur le dos de paysannes coiffées de chapeaux de paille ou de serviettes nouées en turban. Certaines femmes ont installé leur marchandise directement sur le sol. Je n'ose pas braquer ma caméra vers des gens avec qui je ne peux communiquer, pourtant, les vendeuses semblent flattées quand je choisis de les « fixer sur la pellicule ». Les billets crasseux passent de main en main. Parfois, le client les pose directement sur le poisson ou sur la viande... Je comprends maintenant pourquoi ils sont comme des chiffons sales !

Je quitte le marché et je me dirige vers le canal Nan Chaung. Le vrombissement des longues barques se fait plus précis. Je reste un moment sur le pont de bois pour les observer : elles passent comme de longues flèches entre les piles du pont pourtant rapprochées, et s'éloignent suivies du panache blanc de la gerbe d'eau que soulève l'hélice. Comme sur les « hang yao » ( longue queue ) thaïlandaises, le moteur actionne un long arbre d'hélice, et c'est en faisant pivoter le moteur que le pilote dirige la barque. Ce n'est pas du tout évident pour un néophyte. En longeant le canal j'approche de la Pagode Yan Aung Nan Hsu Tsaung Pyi. Elle apparaît en pleine campagne, à la sortie de la ville et elle domine la verdure des champs, hérissée de stûpas blancs. Je distingue nettement le grand Bouddha de huit mètres de haut. Je ne daigne même pas faire les cent mètres qui m'en séparent ; je prends un peu de distance avec les Bouddhas et les pagodes, car je pourrais bien me trouver atteint d'un début d'indigestion.

En rentrant à l'hôtel, je trouve un Français, Charles, et il est prêt à partager le bateau avec moi demain pour aller sur le lac. Il a cinquante-cinq ans, il voyage seul, il m'a l'air un peu spécial... Je ne sais pas si je fais bien de partir avec lui...

En revenant, j'ai un petit creux que je colmate facilement en demandant de me servir un petit-déjeuner comme celui du matin. J'ai envie de crêpes et du petit sablé breton au beurre. Si la gourmandise est un vilain péché, hé bien je le confesse : je suis le plus grand pécheur des rives du lac Inlé !

Le soir, j'ai demandé au jeune patron du restaurant Thoo Thoo Aug de me faire frire un poisson. Il est allé faire ses courses au marché spécialement pour moi, et il m'a préparé une jardinière de légumes, une soupe de légumes et tomates en velouté, une grande assiette de riz, et le poisson frit... Je n'ai pas très faim, à cause du « super goûter » de l'après-midi, mais je dévore tout avec appétit pendant que le patron me surveille discrètement avec le regard de tendresse que peuvent avoir les gens pour les personnes affamées qui trouvent enfin quelque chose à se mettre sous la dent.

À l'hôtel, les cloisons sont si fines que l'on partage l'intimité des voisins. Ce n'est pas le poisson qui m'empêche de trouver mon sommeil, mais une Française, dans la chambre voisine, qui ouvre et ferme sans arrêt la fermeture à glissière de sa valise. À chaque fois que je vais m'endormir : Ziiip ! elle ouvre. Ziiip ! Elle ferme.

 

Mercredi 19 janvier 2011.

Nyaungshwe.

Je suis réveillé à six heures : Ziiip ! Ziip ! Je change d'hôtel aujourd'hui, je vais au « Gold Star » juste à côté, car il a des cloisons en dur. Je prends une bonne douche très chaude, car je ne parviens pas à régler la température de l'eau, et cela m'inspire la réflexion suivante : Au XI°siècle, une guerre contre les Chinois nous aurait été fatale, car ils avaient des canons et nous, nous n'avions pas « inventé la poudre ». Au XXI° siècle, les Birmans n'ont pas « inventé l'eau tiède ». Quand on se douche, l'eau est trop chaude ou trop froide, les robinets mélangeurs, ils ne connaissent pas...

Pendant le déjeuner, j'apprends que j'ai ronflé comme un cochon et que Charles est venu frapper à ma porte. Je n'ai rien entendu, mais justement à cause de la mauvaise insonorisation, certains ont eu leur sommeil perturbé. Cela me fait une raison de plus pour partir dans un hôtel où les cloisons sont sérieuses !

À neuf heures trente, nous partons vers le canal, Charles et moi, et nous affrétons une barque. Douze mille kyats pour la journée, je trouve cela fort correct. Pas la peine de marchander, le prix est fixe. Charles n'écoute même pas le responsable de l'embarcadère qui nous explique où nous allons aller, il veut visiter des endroits où il n'y a aucun touriste. C'est possible, bien sûr, mais comme les endroits intéressants sont inévitablement touristiques, cela nous mènerait à louvoyer entre les jardins flottants et les pieds de tomates. Nous partons sur le canal, entouré de mouettes qui s'approchent en vol serré, jusqu'à nous frôler. C'est impressionnant, je ne peux m'empêcher de penser au film "les oiseaux" de Hitchkock. Nous débouchons dans la vaste étendue du lac. À l'horizon, les montagnes forment une ceinture bleutée. Quelques barques à moteur, suivies de leur panache d'écume blanche sillonnent les eaux glauques. Deux piroguiers sur leur frêle esquif rament en se servant de leur jambe. Ils se tiennent sur un pied, sur un plat-bord à l'arrière de leur petite embarcation, et avec leur jambe, ils entourent leur rame. Cette façon de se déplacer sur l'eau est unique au monde. Elle pourrait sembler mal commode, mais elle permet de garder une main libre pour poser une nasse en entonnoir sur un endroit supposé poissonneux, sans avoir besoin de s'arrêter. Ensuite, le pêcheur agite un trident par l'ouverture du sommet, non pas pour harponner le poisson pris, mais pour l'effrayer et le faire fuir vers les parois de la nasse. Il laisse alors descendre le filet qui emprisonne les poissons. Ce système permet de ne pas les blesser et de pouvoir les placer dans des enclos où on les nourrira d'herbes pour leur permettre de grossir et de devenir vendables. Tout cela est bien curieux, des pêcheurs qui rament avec la jambe, des poissons qui mangent de l'herbe... Je reviens sur ce que j'ai dit ce matin : les Birmans n'ont peut-être pas inventé l'eau tiède, mais ils ont inventé bien d'autres choses. Et c'est pour cela qu'un voyage ici est très intéressant : on va de surprise en surprise.

Charles photographie, peste contre notre batelier qui se place mal par rapport au soleil ( moi, je trouve au contraire que le contre-jour est beaucoup plus artistique pour ce genre de vues ). Nous passons devant des hôtels de luxe déserts. Le tourisme de luxe ne marche pas ici. Les quelques millionnaires birmans n'osent peut-être pas encore afficher leur richesse dans leur pays exsangue, et les voyagistes étrangers n'ont pas encore mis le Myanmar à leur programme. S'il n'y avait pas l'embargo, et si le régime politique était autre que celui d'aujourd'hui, peut-être que ce serait différent ? Charles veut aller dans les villages que l'on aperçoit sur le rivage. Il devient agressif avec le pauvre batelier qui ne comprend pas grand-chose à son langage et encore moins à son attitude. J'ai honte de me trouver avec un tel olibrius. Ce qui me réconforte, c'est que je me fais agresser moi aussi, parce que je veux visiter une fabrique de bijoux en argent ; ainsi, le batelier comprend que je ne suis pas complice de ce malotru. Il en est ainsi jusqu'à treize heures, puis quand je fais remarquer à Charles qu'il est asocial et caractériel, il reste muet, puis quelques instants plus tard, il redevient aimable et s'excuse. Malheureusement, son mauvais caractère reviendra me gâcher la fin de l'excursion. Quand nous revenons à Nyaungshwe, je me sens tout à fait soulagé. Je ne parle même pas des lieux que nous avons vus, nous l'avons fait dans de si mauvaises conditions que je compte sur la journée de demain pour visiter.

Je reviens à l'hôtel "Gold Star" où je retrouve avec bonheur les quatre aventuriers Delphine, Ginette, Jérôme et Rolland. Bon, demain je reviens sur le lac avec eux et je vais alors me promener en toute sérénité, j'en suis sûr.

Aujourd'hui, c'est le cinquante-cinquième anniversaire de Ginette. Je pars avec Nay Win, le patron de l'hôtel, en moto, pour chercher des fleurs. Nous allons à la sortie de la ville chez un fleuriste qui n'a que de petites marguerites. Nous repartons par un chemin non goudronné à travers la campagne. Je commence à avoir froid, la lune se lève au-dessus de la montagne et le soleil disparaît à l'horizon. Nous arrivons dans un jardin où quelques fleurs roses et blanches se battent en duel. Il n'y a que quatre roses, mais ça nous semble suffisant pour faire un bouquet. Nay Win ( le patron de l'hôtel ) est tout excité, nous reprenons la moto. Il conduit en chantant. Maintenant, j'ai réellement froid ! Je trouve la route longue jusqu'à l'hôtel. Quand nous arrivons enfin, tout le personnel se mobilise pour faire un joli bouquet dans un beau vase. Quand Ginette sort de sa chambre, nous lui souhaitons un joyeux anniversaire et faisons une photo de groupe avec Nay Win et les filles travaillant dans l'hôtel. C'est la fête !

Nous allons au restaurant Thoo Thoo Aung, le gars nous a préparé des poissons grillés, Rolland offre une bouteille de vin rouge local, nous sommes heureux, car nous nageons dans l'opulence.

 

Jeudi 20 janvier 2011.

Nyaungshwe.

Lever à six heures trente, déjeuner à sept heures, départ en barque à huit heures... Nous nous tenons à des horaires stricts ! Le batelier nous aborde dans la rue. Il parle anglais et a l'air sérieux, il fait notre affaire ! Nous voilà partis dans l'air vif du matin vers le sud du lac, à vingt-deux kilomètres. C'est tout juste si nous nous arrêtons pour observer quelques pêcheurs ramant avec leur jambe... Nous quittons le lac par un canal étroit et louvoyant entre deux rives terreuses. Nous arrivons au marché de Inn Dein. Les premiers étalages ne proposent que des Bouddhas ou des objets touristiques, de fausses antiquités, des chemisettes décorées avec des rameurs... bref, des choses que nous voyons partout depuis le début du voyage et que nous ne risquons pas d'acheter ! Sous des toits de paille, des femmes vendent du tabac, des légumes, des beignets et toutes sortes de produits de leur ferme. On trouve une pharmacie où tous les médicaments sont posés sur une toile à même le sol, il y a même un casino ! Des hommes sont groupés autour d'une planche où figurent six dessins, dans des cases : un crabe, un coq, un scorpion... Ils posent des billets sur la case de leur choix. Un courtier fait tomber d'énormes dés sur une petite piste. Sur chacune des six faces de chaque dé, figure l'un des dessins de la planche. Si, par exemple, un joueur a misé sur le coq, et que le coq sort sur les faces de chaque dé, il remporte le gros lot. Je ne sais pas en quoi consiste ce gros lot, mais étant donné la faible valeur des mises, ce ne doit pas être énorme.

Nous repartons sur la barque jusqu'à un atelier de bijoutiers. Des artisans fabriquent de superbes bijoux en argent : des chaînes très fines assemblées pour former des bracelets, des boucles d'oreilles, des bagues... Le travail délicat est réalisé avec une étonnante minutie, avec des outils très rudimentaires. Ils font fondre un peu d'argent dans un petit creuset qu'ils recouvrent de charbon de bois, dans un petit foyer. Un gros soufflet actionné à la main permet d'activer le feu pour atteindre cinq-cents degrés, point de fusion de l'argent. On coule ensuite le métal fondu dans un moule qui permet d'obtenir un petit lingot allongé que l'on martèle jusqu'à obtenir la forme désirée pour faire le bijou. Ils fabriquent eux-mêmes des fils d'argent plus ou moins gros pour confectionner des maillons de chaîne. Les amis canadiens disent que « ce n'est pas dispendieux », alors Delphine achète un superbe bracelet pour trente cinq dollars.

Nous allons ensuite visiter un atelier où l'on fabrique du papier avec de l'écorce d'arbre bouillie. On décore ces feuilles avec des pétales de fleurs intégrées dans la pâte, on les laisse sécher sur des châssis, et on les met sur les baleines en bambou d'une ombrelle qui viendra décorer un coin de salon dans quelque maison occidentale. On travaille uniquement pour le tourisme, car je n'ai jamais vu de Birman se promener avec des ombrelles en papier : ils préfèrent le classique parapluie en nylon fabriqué en Chine, moins fragile et plus imperméable en cas de pluie, car il faut dire que l'ombrelle en papier, en cas de grosse averse, ce n'est pas idéal !

Nous avons vu des femmes girafes : un couple. En disant « un couple », je pense aux tourterelles, car ces pauvres êtres sont presque en cage. On les a coupées de leur milieu, de leur famille, des êtres qu'elles aiment pour les placer ici, dans une prison, en quelque sorte. Elles sont là pour attirer le touriste. Elles tissent inlassablement des pièces de tissu semblables, pauvres Parques parquées comme des animaux de cirque. Au XVI° siècle, au moment des grandes découvertes, les conquistadores ramenaient ainsi des Indiens pour les exposer au regard des Espagnols curieux de voir des gens différents. France, nous avons agi de même lors de l'exposition coloniale, mais c'était dans les années trente, il y a longtemps !

Nous continuons nos sauts de puce jusqu'à la pagode Phaung Daw Oo. C'est kitsch, coloré, doré, immense, dallé de marbre dans les escaliers, avec un plancher verni à l'intérieur. C'est un important lieu de pèlerinage pour les Birmans, et c'est ici que se déroule, en octobre une grande fête sur l'eau. On promène les statues du paya dans une superbe embarcation dont la proue représente une tête d'oiseau dorée. Des rameurs, sur de longues pirogues, participent à une course, sorte de régate, et ils rament avec la jambe, debout sur le bord de l'embarcation. Aujourd'hui, rien de tout cela, les barques sont sagement rangées dans un hangar.

Il est l'heure du repas. Le guide-piroguier veut nous amener dans un restaurant, non loin de la pagode, où il lui semble que le menu nous conviendrait. Ce n'est pas pour le contrarier, mais vu le nombre de touristes dans l'établissement, nous préférons aller au restaurant « Aug Myint Myat », juste de l'autre côté du canal, où il n'y a personne et d'où nous jouissons d'une vue imprenable sur la pagode. Nous mangeons des plats délicieux, surtout mon poisson. Il est ouvert, sans l'arête centrale, frit des deux côtés, et par-dessus, une sorte de farce faite avec de la viande et des légumes. C'est appétissant, délicieux et pas cher ( 3000 kyats, soit 3 € ).

Nous repartons par un canal, parmi les jardins et les paillotes juchées sur leurs poutres de teck, telles des échassiers ventrus dominant le canal couvert de jacinthes d'eau, et nous arrivons à Ywama, un gros village lacustre. Nous allons lentement entre les maisons sur pilotis, escortés par des barques d'écoliers ramant avec leur jambe, possédant déjà une surprenante dextérité dans le maniement de leur pirogue. Du linge sèche devant les vérandas, et cela jette une note colorée qui devient une mosaïque en se reflétant dans l'eau noire et transparente du canal. Accroupie sur la dernière marche de l'escalier de bois, une femme coiffée d'un turban rouge lave du linge sans se préoccuper des caméras braquées sur elle : les touristes sont fous, ils photographient n'importe quoi, il faut bien faire avec ! Des poules caquettent dans un enclos sur pilotis. Il est vrai que ces pauvres idiotes n'ont jamais appris ni à voler ni à nager, et que si leur vie est bien moins excitante que celle des canards qui glissent en cancanant parmi les roseaux, c'est bien fait pour elles, elles n'avaient qu'à faire un effort. Un petit cerf-volant de forme carrée papillonne au-dessus d'un toit, un enfant fait des roulades dans les herbes sèches amassées sur la rive, des gamines s'interpellent d'une barque à l'autre, d'une rue à l'autre, elles font une course avec le canot des garçons qui finissent par renoncer, laissant aux gamines le plaisir de se sentir les plus fortes. Ici, les enfants ne font pas de vélo, pas de planche ou de patins à roulettes, mais ils ont un petit terrain de foot et l'eau est leur élément.

Nous nous arrêtons à la fabrique de cigares. J'assiste, comme hier, à la fabrication des cheroots. Les cigarières plaisantent en se moquant d'un jeune homme qui serait amoureux de chacune d'elles. Les galéjades vont bon train, les rires fusent et le travail se fait dans la bonne humeur.

Nous continuons par les jardins flottants, longues bandes de terre posée sur des bambous, hérissées d'une forêt de tuteurs et de piquets de bois arrimant la parcelle sur le fond du lac, car si on ne fixait pas son jardin sur la terre ferme, il s'en irait, ou qui sait, un voleur de jardin pourrait l'emporter chez lui, à l'autre bout du lac ? La barque s'arrête, le piroguier coupe le moteur, et nous nous retrouvons dans la nature, avec pour seul bruit le clapotis de l'eau sous la coque de notre embarcation. Nous mangeons quelques tomates. Ce sont de petits fruits rouges, à peine plus gros que nos tomates-cerises, mais leur saveur est un peu insipide. Il faut dire que, même s'il ne fait pas très froid et s'il fait même très chaud dans la journée, nous sommes en hiver !

Nous allons à la pagode Nga Hpe Chaung. Dans la grande salle au parquet de bois lustré, parmi la forêt de piliers dorés, des chats se poursuivent ou attendent l'heure de leur spectacle. Car ils font un spectacle : ils sautent à travers un anneau... C'est un peu ridicule, mais ça plaît aux touristes. De vieilles statues de Bouddhas présentent davantage d'intérêt, elles sont de style chinois, tibétain, en cuivre doré ou en marbre blanc, dans de petites chapelles de bois décoré de mosaïques de verre.

Pour revenir à l'hôtel, nous traversons le lac, et il fait presque froid. De plus, la barque lancée à plus de vingt kilomètres à l'heure soulève des embruns qui nous mouillent, et ce n'est pas très agréable. Le pilote a tout prévu : il nous sort des parapluies pour nous abriter du vent. L'eau du lac devient glauque, puis noire, le soleil a disparu. Nous revenons à Nyaung Shwe à la tombée de la nuit.

Le soir, nous allons manger au Htoo Htoo Aung, et nous débouchons encore une bouteille de vin. Pourquoi se priver ? Ce vin est produit dans la région, c'est un bon Shiraz, et il vaut environ seize dollars ( 13000 Kyats ). Les copains se régalent avec des plats locaux, moi, je prends des tranches de porc frites avec du riz et des pommes de terre, j'en bave encore. Entre le repas de midi et celui de ce soir, je suis satisfait : je ne suis pas venu pour maigrir !

 

Vendredi 21 janvier 2011.

Nyaungshwe.

Réveil à cinq heures trente, je suis le premier dehors et le restaurant n'est pas encore ouvert pour le déjeuner. Il fait froid dehors, moins de dix degrés. Je reviens donc dans ma chambre. À six heures je déjeune avec Delphine et Jérôme : deux œufs frits, de la confiture et du pain, des fruits. Nous partons ensuite au marché Mingala. Il y a du monde, mais très peu de gens en tenue traditionnelle. Les petites nonnes habillées de rose trottent, butinant parmi les marchands, avec leur bol à aumônes pour glaner leur subsistance. Certaines ont tout juste cinq ans, et elles chantent, d'une voix monocorde, un chant religieux pour inciter les gens à se montrer généreux. Il y a de tout dans leur petit panier : des légumes, du riz, des fruits, une brosse à dents ou des produits de première nécessité. Je vais vagabonder dans le quartier des poissonniers. Il y a beaucoup plus de monde et de poissons que l'autre jour. Par contre, je trouve peu de touristes. Les gens sont d'une gentillesse touchante. Ils ne demandent qu'à rire à la moindre occasion. Le « mingalaba » que je leur adresse les amuse, et ils y répondent tous par un petit rire intimidé. Ils me considèrent parfois avec curiosité, le visage austère. Un petit signe de sympathie, et leur bouche aux dents noires et aux gencives rouges de bétel s'ouvre dans un large sourire.

Thoo Thoo nous a demandé d'acheter notre poisson au marché pour qu'il le prépare à notre convenance. Nous lui ramenons des darnes de gros poisson-chat qu'il nous cuisinera pour ce soir. En attendant, nous prenons le repas de midi chez lui : une succulente soupe aux nouilles et gingembre, spécialité shan.

Le soir, les darnes de poisson accommodées avec des légumes frais et du curry sont excellentes. Nous revenons à l'hôtel avec un ventre en velours. Le bonheur tient à peu de choses pour des gens aussi hédonistes que nous !.

 

Samedi 22 janvier 2011.

Nyaungshwe - Thazi.

Le lever à cinq heures n'est pas trop pénible, le déjeuner avec nos tartines grillées, œufs frits et café est bon, mais ce qui est un peu pénible, c'est de partir tous les cinq dans le triporteur jusqu'à la gare, à onze kilomètres dans le brouillard. On n'y voit pas à trente mètres et l'air est glacial. Arrivés à la gare, on nous annonce que le train de sept heures n'arrivera qu'à dix heures. Il ne reste plus qu'à attendre sans nous impatienter. Nous prenons un café avec de délicieux beignets allongés, et nous avons tout notre temps pour observer le va-et-vient des passagers qui commencent à affluer. Eux savent que le train a du retard, puisqu’ils arrivent vers neuf heures. Je me demande comment font les nouvelles pour circuler si bien ! Une énorme truie se promène le long du quai à la recherche de détritus tombés entre les rails. Elle doit bien peser deux cents kilos. Je n'ai jamais vu de porc aussi gros !

Le train arrive, tout lentement, comme toujours, c'est la ruée des passagers vers les deux wagons de troisième classe, les paquets passent par les fenêtres, les petits enfants et les bébés aussi. Le train démarre tout lentement et commence à tanguer sur les rails à quinze kilomètres à l'heure. Je vérifie sur mon GPS, et je me désespère déjà de voir qu'à Kalaw, nous avons déjà une heure de retard. Il va falloir s'armer de patience, nous ne serons pas à Thazi avant neuf heures ce soir. On a tout le temps d'observer les paysans travaillant dans les champs, mais il n’est pas très aisé de les filmer, car le wagon danse sur la voie... Après Kalaw, nous entrons dans une zone montagneuse, mais il est un peu difficile de voir le paysage à cause des hautes herbes bordant le ballast. Par moments, on remarque la voie, juste en contrebas, et pour arriver à cet endroit, il nous faudra un temps infini. Nous descendons du plateau en longues courbes, en spirale, et quand ce n'est plus possible, le train fait des allers et retours le long du flanc de la montagne. C'est un peu long et lassant, car la vitesse est réduite à dix kilomètres heures, plus les temps d'arrêt à chaque fois que le convoi repart dans l'autre sens. La nuit tombe et nous sommes toujours dans la jungle, en train de descendre vers la plaine de Thazi. Maintenant, sur le plat, dans l'obscurité, avec pour seul repère la lune à l'horizon, nous fonçons à la vitesse folle de quarante-quatre kilomètres par heure. Les rails sont en meilleur état, nous ne sommes pas trop secoués, mais je ne suis pas très tranquille quand le train se met à danser, j'ai l'impression qu'il saute pour mieux voler !

Dans la gare de Thazi, c'est un amoncellement de personnes dormant sur les quais, enroulées dans des couvertures en attendant le train de demain matin. Nous allons jusqu'à Moon Light Rest House à pied, nos sacs sur le dos. Comme les conducteurs de calèches n'ont pas eu le plaisir de nous y conduire, ils viennent avec nous pour réclamer une commission que le patron, pas naïf, ne leur octroiera pas.

Nous allons dans un petit restaurant, il est dix heures, des clients regardent un match de foot à la télé, et on nous sert, avec une bière fraîche un riz frit tellement bon que nous en arrivons au bout, malgré la quantité servie.

 

Dimanche 23 janvier 2011.

Thazi - Yangon

On nous annonce, à notre hôtel, qu'il n'y a pas de bus pour Yangon dans la journée, il faut attendre dix-neuf heures. D'abord, nous sommes déçus, puis nous décidons d'aller au marché, en attendant. Le marché est très intéressant, car les touristes n'y viennent jamais. Les gens sont extrêmement aimables et souriants. Les femmes sont flattées quand je les filme, et elles plaisantent gentiment. J'ai même eu trois propositions de mariage. Pour deux d'entre elles, il ne m'a pas été difficile de refuser, quant à la troisième, c'est surtout le problème lié à la polygamie qui m'a fait fuir en faisant comprendre à la prétendante qu'à mon âge, on ne convole plus en justes noces aussi facilement !

Le marché est très coloré, on y vend de superbes légumes, des tomates bien rouges, du tabac et beaucoup d'objets fabriqués à partir de métal de récupération : des arrosoirs ou des seaux faits avec d'anciens bidons.

Nous allons à la gare routière en pickup, par une route un peu défoncée. Nous prenons un bus de nuit. La climatisation est si exagérée que tout le monde se couvre comme pour traverser le cercle polaire arctique en scooter des neiges. Je ne sais pas pourquoi, dans tous les cars que j'ai pris, les chauffeurs qui eux-mêmes portent des anoraks, de gros tricots et des bonnets de laine ne comprennent pas que trop d'air froid est plus désagréable que pas d'air du tout... d'autant plus que la température extérieure est fraîche. À cause de ce froid qui me glace les articulations, je ne parviens pas à dormir. Nous passons aux portes de Nay Pyi Taw nouvelle capitale de l'état de Myanmar. De nuit, c'est vraiment édifiant : gaspillage ! Les farandoles de réverbères aux lampes orange se perdent dans un désert d'obscurité. Des hôtels de luxe, illuminés comme des arbres de Noël se succèdent le long d'avenues désertes, des lotissements inhabités, fenêtres noires, aveugles, bordent la route. C'est une ville fantôme issue de l'imagination de quelques fous mégalomanes. Cette explosion de néons pourrait donner un air de fête à cette contrée pratiquement désertique, mais au contraire, cela me semble sinistre, comme la manifestation d'un maléfice : le luxe inaccessible dans un pays exsangue. Cette capitale d'opérette est semblable à la prostituée couverte de bijoux et maquillée à outrance revenant dans son bidonville.

 

Lundi 24 janvier 2011.

Yangon.

La gare routière se trouve à une vingtaine de kilomètres de Yangon. Nous prenons un pick-up. Il est cinq heures, la ville s'éveille, il est cinq heures et j'ai bien sommeil ( ce n'est pas tout à fait comme la chanson de Dutronc ! ).

« Les jeunes » vont au « Mother's Land ». Avec Ginette et Roland, nous allons à l'hôtel Pyin Oo Lin, derrière l'Hôtel de Ville. La cage d'escalier est crasseuse, les murs décrépis laissant apparaître des briques ou le linteau d'anciennes portes et fenêtres murées depuis. On a repeint par-dessus, je ne sais combien de fois d'un affreux rouge Bordeaux. L'hôtel se trouve au 4° étage. Dès que l'on pousse la lourde porte de bois, on a la surprise de découvrir un cadre agréable, presque luxueux : des cloisons de bois sombre, des meubles de bois massif, sculptés, de la moquette sur le sol... Il y a là un air rétro qui rappelle les romans de Kipling. Ma chambre n'a pas de fenêtre, mais je préfère, ainsi je n'aurai pas le bruit de la rue.

En fin d'après-midi, nous retrouvons Delphine et Jérôme à la Paya Shwedagon. Je suis toujours aussi émerveillé. L'or du stûpa se détache sur le bleu du ciel en une masse étincelante. Je ne recommencerai pas à décrire ce que je vois ou ce que je ressens, je l'ai déjà fait le 31 décembre, et je serais toujours aussi élogieux pour cette merveille. Ginette et Roland étaient déjà venus durant la journée, il y a deux semaines, et lorsque la nuit tombe, ils découvrent une autre pagode. Il y a deux Shwedagon !

Le soir, j'abandonne « les copains » pour aller manger « mon » canard rôti au « Golden Duck ». Les serveurs me reconnaissent, alors ils me reçoivent comme un prince, s'affairant autour de moi, l'un approchant la chaise, l'autre époussetant la nappe, le troisième courant avec le menu... C'est comme ça le Myanmar : il suffit de revenir quelques semaines plus tard pour devenir un ami. Je demande un demi-canard. Il me faut bien ça pour assouvir mon péché de gourmandise. Car ce n'est pas que la faim qui m'amène en ces lieux, c'est surtout le désir de sentir fondre sur mon palais une viande tendre, juteuse et parfumée. Ah ! le canard de Golden Duck vaut largement le canard confit de chez moi, et, sans vouloir vexer personne, je dirais même que c'est meilleur !

 

Mardi 25 janvier 2011.

Yangon - Bangkok.

Je pars à l'aéroport en taxi, avec une voiture neuve et un chauffeur qui respecte le code de la route à la lettre. Par rapport au pays, l'aéroport est luxueux : carrelage étincelant, vitres propres, fresques colorées et de bon goût... Le trafic n'est pas très important, alors il n'y a pas foule.

L'avion survole des plaines sans arbres, quadrillées de rizières, puis un delta où serpentent des bras de rivières étincelants au soleil. C'est ici que l'Irrawaddy et la Saloween se jettent dans le golfe du Bengale. Cette région a été balayée par le terrible cyclone « Nargis » il y a deux ans. Des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans logement, sans eau potable sans nourriture et sans aide, les rares routes donnant accès aux villages étant coupées. Pourquoi la junte militaire au pouvoir a-t-elle bloqué l'aide internationale occidentale ? Peut-être par peur d'une ingérence dans leur pays, peut-être tout simplement par mépris pour cette population de campagnards considérés comme des vilains ou des serfs au sens que nous donnions nous-mêmes à ces mots au Moyen-Âge.

Maintenant que j'ai quitté le Myanmar, je peux écrire en toute liberté ce que je pense, sans crainte que mon message Internet ne soit bloqué. Je n'ai jamais été suivi comme on aimerait nous le faire croire en France. La police ne s'intéresse pas à chaque touriste, elle a assez de travail avec les Birmans fichés comme non sympathisants du pouvoir. Certaines personnes parlent et expriment ouvertement leur désapprobation face à la politique de la junte. On peut parler librement avec des Birmans sans qu'un espion ne vienne se glisser parmi nous. Nous avons beaucoup fantasmé là-dessus après les événements de 2007, car à ce moment-là, le pays était en état d'urgence, comme nous le sommes lorsque notre gouvernement déclenche le plan vigie pirate. Ce qui est flagrant par contre, c'est que la quasi-totalité des revenus du pays est détournée au profit d'une poignée de personnes dirigeantes qui s'enrichissent sans vergogne, allant même jusqu'à créer une capitale presque inaccessible où les étrangers ne sont pas les bienvenus. Le Myanmar a des ressources colossales : du gaz ( exploité par la France et exporté vers la Thaïlande ), des pierres précieuses dont la vente est totalement gérée par le gouvernement, les revenus de la culture du pavot qui ne vont pas que dans la poche des chefs de guerre de minorités... Malgré ces richesses, les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les rues dans les villes, tout semble à l'abandon. Le pays est partagé en différents états dont les représentants ne sont pas capables de gouverner ensemble, alors la démocratie n'est pas pour demain, c'est une utopie occidentale. Le Myanmar fait penser à la Yougoslavie : ou il est gouverné par une main de fer, ou il éclate en guerre civile. Pour les Birmans, le principal problème ne semble pas être la démocratie, mais la corruption.

L'avion survole les montagnes de l'état Karen. Pas une route ni un sentier n'apparaissent, pourtant, de place en place, des cultures sur brûlis, parfois un petit hameau isolé, trahissent une présence humaine. La Salowen serpente dans les montagnes, disparaissant presque sous les frondaisons, par endroits. Voici le patchwork des rizières éclatantes au soleil de midi : nous survolons la Thaïlande. Des routes apparaissent dans tous les sens, les villages se serrent autour d'un temple, je reviens dans un pays plus riche, cela se voit déjà du ciel. Ici aussi la junte militaire a pris le pouvoir en toute illégitimité, et la situation politique est plutôt instable.

L'airbus A320 de Bangkok Airway se pose à l'aéroport de Sawanabhumi, décor futuriste de métal et de verre. Je me sens revenu « au pays », un peu chez moi, ici. Je comprends et je parle suffisamment pour pouvoir communiquer avec les habitants, et c'est ce qui me manquait en Birmanie. D'ailleurs, je cause avec le chauffeur de la navette et une de ses copines montée en cours de route jusqu'au soi 29 où ils me déposent. Ils s'amusent gentiment en parlant des vieux « farangs » ( occidentaux ) âgés parfois de plus de soixante-dix ans, se promenant main dans la main avec des petites Thaïes de vingt ans.

Le soir, je vais dîner au « Suda » du soi 14, car j'aime bien ce restaurant un peu isolé de l'enfer de l'avenue Sukhumvit.

 

Mercredi 26 janvier 2011

Bangkok.

Le matin, je vais à l'ambassade du Laos. Je suis le seul étranger. Maintenant, tout le monde fait son visa au point frontière, même si cela coûte parfois un peu plus cher. Moi, je continue à venir ici par habitude, et pour manger à l'un des petits restaurants situés autour d'une terrasse couverte juste à côté. Je commande du canard rôti presque aussi bon que celui de Yangon. L'après-midi, je flâne entre les deux gros centres commerciaux, l'Emporium et le Robinson, juste pour me remettre dans le bain de la société de consommation ! Sur l'avenue Sukhumvit, les tailleurs sont tous Indiens. Ils doivent me trouver peu présentable avec mon grand short, car ils veulent me tailler un costume. Moi, je ne les aime pas beaucoup, les résidents Indiens de Bangkok, avec leur pansement sur la tête. Ils se prennent pour des Rajahs, ne daignent même pas parler thaï et communiquent entre eux en hindi et parlent anglais avec les Thaïlandais. C'est l'exemple même de la non-intégration. Les Chinois ne sont pas mieux, et comme ils détiennent une partie du capital et sont propriétaires d'affaires « qui marchent », ils ne sont pas très aimés des Thaïlandais.

Le soir, je vais, évidemment au « Suda » du soi 14, et comme les crevettes sautées au poivre et à l'ail m'ont ouvert l'appétit, je prends aussi des calamars. Avec des pommes frites, c'est un régal... Bien entendu, je n'ai pas oublié la bouteille de bière Chang.

 

Jeudi 27 janvier 2011.

Bangkok - Surin.

Le train pour Surin part à dix heures. Je vais à la gare Hualamphon en métro. Tant pis si je dois porter le sac sur quelques centaines de mètres jusqu'à la station Sukhumvit, mais la circulation bloquée devant l'hôtel me laisse supposer que je gagne du temps. Avant le départ, je mange une soupe, toujours au même endroit, car j'ai du mal à changer mes habitudes. La soupe de nouilles est tellement bonne que j'en reprends un deuxième bol, ce qui fait bien plaisir à la marchande. Elle est flattée, elle met un peu plus de soupe, un peu plus de nouilles et une boulette de viande de plus. Du fait, j'ai peur de ne pas pouvoir finir mon bol. Ce serait une catastrophe, si je passais pour le « farang » qui a les yeux plus gros que le ventre ! ( je dois dire en passant que ça me ferait des yeux très globuleux ) J’ai un billet pour le « Diesel rapide » : sept heures pour quatre-cents kilomètres, c'est tout de même mieux que les douze kilomètres à l'heure des trains du Myanmar. J'ai pris une place dans le wagon climatisé, et il y fait presque froid. Moi qui trouvais les trains thaïlandais inconfortables et lents, depuis mon expérience au Myanmar, je peux dire qu'il y a pire ! Je descends à la petite gare de Lamchi, juste avant Surin. Amnoay m'attend. Je retrouve notre maison avec plaisir. Elle a mis des rideaux et des moustiquaires aux fenêtres, elle est heureuse dans son « chez nous ».

 

Du vendredi 28 janvier au mardi 1er février 2011.

Surin.

J'ai besoin de m'arrêter de temps en temps, alors je reste « chez nous » à Surin. Malgré les constructions qui se rapprochent inexorablement, la maison se trouve dans un quartier encore calme, avec quelques voisins un peu éloignés, des zébus faméliques et des buffles placides essayant de brouter l'herbe desséchée de la rizière juste de l'autre côté de la route. Je ne sais pas pourquoi, en se nourrissant au même endroit, les vaches sont toujours maigres et les buffles gros et solides. Quant aux chiens, souvent pelés et craintifs, ils passent leur journée à chercher quelque pitance autour des habitations. S'ils ne se manifestent pas lors du passage de Thaïlandais, ils aboient tout en fuyant lorsque j'arrive. Ils me prennent peut-être pour un Auvergnat : ils sont racistes. Les voisins me saluent par un wai respectueux. Le wai consiste à joindre les mains au niveau du nez, sans parfois se donner la peine de lâcher l'objet qu'on tient dans les mains. Les mains jointes au niveau du front, c'est réservé au Roi ou au Bouddha. On n'utilise pas le wai pour saluer un employé de restaurant ou d'hôtel, ni une personne quelconque se trouvant à notre service. On ne répond pas au salut d'un enfant par un wai, mais tout simplement par quelques mots, gentils de préférence. On ne lui touche pas la tête, même pour une caresse. On peut aussi remercier en joignant ainsi ses mains devant son visage. On ne serre jamais la main, et on ne fait surtout pas la bise, notamment aux femmes, car on les ferait fuir. La maman elle-même n'embrasse pas ses enfants, elle renifle dans leur cou en agitant la tête. Au téléphone, les Thaïlandais parlent directement, sans saluer auparavant.

À mon passage, j’entends les voisins dire entre eux « farang ». Cela signifie « étranger », de préférence blanc. Ce n’est pas utilisé dans un sens péjoratif. Ce terme vient du mot «Français», à une époque lointaine où les premiers occidentaux à venir ici furent des Français, durant le règne de Louis XIV principalement, quand notre Roi Soleil échangeait des ambassades avec le Roi de Siam, lequel fut même reçu dans la galerie des glaces avec tous les honneurs dus à son rang.

 

Mercredi 2 février 2011.

Surin - Paksé.

Il faut bien se décider à bouger sans quoi je pourrais rester honteusement à attendre l'heure de siroter ma bière en regardant le soleil descendre à l'horizon. Nous partons à la petite gare de Lamchi, à côté de chez « nous » avec Youthasat. Le train ne s'y arrête pas, et cette année, on ne fait pas arrêter un train spécialement pour moi, comme l'an dernier. Nous partons donc à la gare de Surin, à quatre kilomètres. Je suis un peu inquiet, car Youthasat ( mon beau-frère ) conduit un peu vite, et comme il était mourant et donné pour « irrécupérable » il y a encore trois semaines à l'hôpital, j'ai peur qu'il fasse une fausse manœuvre. Je suis prêt à me jeter sur le volant et sur le frein à main, d'autant plus qu'il bâille à se décrocher la mâchoire.

Le train n'a que dix minutes de retard. C'est un « rapide » composé de quatre wagons, et il roule parfois à plus de cent kilomètres à l'heure, ce qui est un exploit, vu l'état des voies par endroits. Je n'aime pas beaucoup cet express, car je m'y ennuie. Il me manque les vendeuses de poulet ou de fruits montant à chaque arrêt. Dès la sortie de la gare, nous trouvons une petite place dans un songtaew pour nous rendre à l’hôtel que nous connaissons, dans le quartier du marché à Ubon. Nous oublions de descendre au bon endroit, alors nous nous retrouvons à la gare routière des bus pour le Laos. Le car de Paksé semblait nous attendre, car nous avons juste le temps d'acheter deux billets et quelques minutes après, il démarre. Nous en déduisons que notre erreur vient de nous aider, car nous serons ainsi à Paksé dès ce soir. Il fait un peu froid dans le bus climatisé, mais c'est peut-être pour calmer les moustiques qui vont et viennent inlassablement devant mon nez. La route est bonne, meilleure qu'il y a quelques années, quand on faisait le trajet avec trois moyens de transport différents. À la frontière, à Chon Mek, nous passons les contrôles thaïlandais, puis laotien sans encombre. Le policier laotien veut tout de même qu'on lui donne cent bahts sous prétexte que nous passons en dehors des horaires officiels. Il est dix-sept heures trente. Je lui donne deux dollars pour Amnoay et moi, et il me remet un reçu. Rien n'est officiel dans cette requête du fonctionnaire, mais le gouvernement ferme les yeux. Les policiers sont mal payés, ils ont le droit de rançonner le passant.

Au Laos, on roule à droite. La route n'est pas encombrée de charrettes et de piétons comme il y a encore quelques années. Elle est plus large et bien asphaltée, et nous sommes vite arrivés à Paksé. Un tricycle nous mène à la Guest House « Sabaidy 2 ». La chaîne de la moto saute, le pilote descend, la remet et repart. C'est un incident qui doit se produire très souvent, car il n'a pas l'air de s'en préoccuper. Au lieu de retendre la chaîne ce soir, il la remettra quand elle sautera encore demain et les jours suivants. C'est comme ça ici !

À la Guest House, Mr Vong nous accueille toujours aussi gentiment. Il parle couramment français, car il tenait un restaurant à Marseille. Il nous donne la dernière chambre disponible. C'est une pièce un peu sombre, au rez-de-chaussée, mais pour dormir, cela n'est pas gênant.

Le soir nous allons manger au Nazim restaurant, qui est passé de l'autre côté de la rue. Je trouve que par rapport à mon dernier passage, il y a deux ans, la qualité s'est détériorée. Nos plats sont trop épicés, le service est si lent qu'on craint à un moment de ne pas être servi... Pas terrible ! Pourtant, la terrasse est pleine de touristes. C'est toujours le même problème : quand un établissement est reconnu de qualité dans les guides touristiques, il se sent sauvé et ne se donne plus la peine de « s'appliquer ».

Dans la soirée, les pétards et les explosions se succèdent frénétiquement : c'est le Nouvel An chinois qui commence. La fête doit durer une semaine.

 

Jeudi 3 février 2011.

Paksé.

Il fait bon déjeuner sous la tonnelle de Mr Vong. Tous les touristes sont partis en excursion, l'endroit est calme.

Nous allons au marché qui est presque désert en ce jour de fête. On y vend surtout des vêtements de toutes sortes, et des fruits et légumes à l'extérieur. L'endroit n'a rien d'extraordinaire...

Nous assistons à la danse du dragon ( ou du lion ). Deux hommes portent l'un la tête, l'autre le corps de l'animal et sautent et dansent au son de tambours et de trompettes, faisant le bonheur des enfants qui semblent à la fois fascinés et apeurés dès que la bête s'approche d'eux.

Le soir, nous allons dîner au restaurant « Sala Champa ». La terrasse sous les arbres est agréable, la bière pression est fraîche, mais le personnel est si nonchalant que ça en devient comique. Il n'y a qu'une dizaine de clients, et tout le monde attend, l'un pour manger, l'autre pour payer, l'autre pour qu'on daigne prendre sa commande. Pendant ce temps, les deux employés causent gentiment, accoudés au bar. On a parfois l'impression, au Laos qu'on bouscule les gens quand on ne leur demande que de bouger. On finit par m'apporter une délicieuse côte de porc avec une sauce au poivre, et une salade de vermicelles pour Amnoay. C'est si bon que nous pardonnons pour la lenteur du service. Au moment de payer, il faut que je refasse moi-même l'addition, car sur la note qu’on me présente, c’est tout faux...

 

Vendredi 4 février 2011.

Paksé - Don Khong.

Le voyage est devenu facile au Laos ! Il suffit d'attendre dans la cour de l'hôtel : un triporteur vient nous chercher et nous mène directement au minibus de Si Phan Don qui démarre aussitôt. Le chauffeur conduit au klaxon, chassant avec autorité tout ce qui se trouve devant lui : piétons, cyclistes et motocyclistes. Il ne se méfie que de ce qui est plus gros que lui, c'est-à-dire les bus, et surtout les camions « Rois de l'asphalte ». Durant les cent vingt kilomètres de trajet, nous sommes secoués comme dans un mixer à chaque passage de ponts. Nous traversons les villages klaxon bloqué et j'ai un peu peur pour les enfants qui jouent sur le bas-côté. Nous nous arrêtons quelques instants dans un petit hameau pour acheter des cuisses de poulet grillées, des beignets, des bananes séchées, des bambous remplis de riz gluant sucré... selon les goûts de chacun. Je m'aperçois alors que le chauffeur a la moitié du visage tout déformé par un précédent accident. Il a la pommette et l'arcade enfoncées et il semble borgne. Heureusement qu'il ne nous reste pas beaucoup de kilomètres à faire, car je suis inquiet pour l'autre moitié de son visage.

Bien entendu, le gars oublie de nous déposer à Had Xai Khon. Heureusement que je m'en aperçois aussitôt avec le GPS. On ne peut pas faire confiance aux gens qui sont sensés nous réveiller dans les hôtels, ou nous déposer à un endroit précis avec les bus.

Nous traversons le Mékong avec une barque qui nous dépose au Ratana G.H. C'est un hôtel semblable à tous les autres, avec un personnel accueillant, un restaurant « ouvert aux quatre vents » surplombant le fleuve.

Dans l'après-midi, nous allons au bout du village jusqu'au temple Jom Thong. Vieux de deux siècles environ, ce vat est le plus ancien de l'île. Ses portes et ses volets sont superbement sculptés, mais peu entretenus malheureusement. On peut aussi y voir un Bouddha debout, grandeur nature et un peu vermoulu sur les pieds et à l'oreille droite.

Le soir, au Pon's restaurant, nous dégustons un excellent poisson haché fin et cuisiné avec des herbes aromatiques, cuit dans une feuille de bananier. Ça nous met tellement en appétit, de manger au bord de l'eau, que nous allons terminer le repas à côté, chez nous, au Ratana, avec une côte de porc et des frites.

 

 Samedi 5 février 2011.

Don Khong - Don Det.

Pour moins de quatre euros par personne, le bateau de l'hôtel nous conduit à Don Det. Nous sommes six, assis par deux sur des petites planches de bois, pendant une heure et demie que dure le trajet. Le voyage n'est pas désagréable : nous nous laissons glisser sur l'eau scintillante à contre-jour, parmi les arbustes émergeant en cette saison de basses eaux. Quelques balises de béton placées là par les Français du temps de la colonisation ne sont pas d'une grande utilité pour les bateliers qui connaissent parfaitement le parcours, même le nôtre pourtant âgé de seulement dix-sept ans. Un soudain écart vers la droite semble injustifié et alors on s'aperçoit qu'on passe entre deux barres rocheuses, immergées de quelques centimètres seulement. Il vaut mieux ne pas éventrer le bateau sur ces récifs, car personne n'a de gilet de sauvetage.

À Don Det, le batelier laisse tout le monde à la pointe de l'île et nous mène chez Boun Home. Les cinq bungalows sont tous occupés, alors nous dormirons dans le restaurant. Et pourquoi pas ?

L'après-midi, nous allons à pied jusqu'au pont construit par les Français pour permettre aux marchandises et parfois même aux petits chalands, de remonter ou descendre le Mékong au-delà des chutes. La voie ferrée « Decauville » de l'exposition coloniale ayant été démontée, à Paris, elle fut acheminée ici et remontée pour le petit train à vapeur qui allait et venait inlassablement de l'embarcadère en aval des chutes, à l'autre en amont. Sept kilomètres de voie ferrée, la seule ayant existé au Laos. Au XIX° siècle, Delagrée, puis Francis Garnier sont venus ici pour explorer le fleuve et ouvrir une voie de communication entre le Cambodge et le Laos, et en même temps, entre la Chine et l'Indochine. Ce projet ne fut jamais réellement mené à son terme, le Mékong étant un fleuve difficile à maîtriser entre la saison des pluies où son débit trop fort le rend dangereux et la saison sèche où les hauts-fonds rendent la navigation périlleuse.

 

Dimanche 6 février 2011.

Don Det.

Je n'ai pas mal dormi, le chat blotti contre moi toute la nuit. À sept heures, nous partons au marché de Ban Nakasang avec la barque de Bounhome. Nous nous faufilons dans un dédale d'arbustes et d'îlots, parfois dans une eau si peu profonde que le sable jaune du fond donne une couleur dorée à l'eau transparente. Des hérons, taches blanches dans les branches touffues s'envolent à notre passage et je suis à chaque fois surpris que de si petits oiseaux aient de si grandes ailes. Des aigrettes, juchées sur le dos d'un buffle se laissent promener d'un bout à l'autre d'une petite plage de sable blond. Nous débouchons sur une large étendue d'eau glissant doucement sous le soleil du matin en scintillant. C'est le Mékong dans toute sa splendeur, avec ses eaux faussement calmes, descendant vers les chutes de Ban Phapheng toutes proches. Le courant est ici si fort qu'un bon nageur n'arriverait certainement pas à traverser et serait inexorablement entraîné vers la cataracte infernale ; à moins qu'il ne puisse reprendre pied sur un banc de sable affleurant la surface. On est ainsi parfois surpris de trouver un homme debout au milieu du fleuve, de l'eau jusqu'à la ceinture, relevant ses pièges à poissons, telle une araignée d'eau.

Nous accostons à Ban Nakasang. Pas de quai aménagé puisque la hauteur de l'eau varie suivant les saisons. Comme en ce moment le fleuve est à un niveau très bas, nous arrivons sur une plage immense où sont amarrées d'autres pirogues. Nous passons de barque en barque jusqu'à la terre ferme. Au sommet de la berge creusée lors des crues, le marché grouille de villageois venus vendre, acheter, échanger. Ils jacassent, s'exclament, semblent se disputer... C'est que chacun discute les prix et essaye de faire les meilleures affaires possible. Des billets crasseux sont échangés, posés à même le sang de l'étal du boucher qui débite des quartiers de porc à grands coups de hachoir. Il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études pour vendre de la viande, il suffit de savoir taper fort, n'importe où de préférence, sur des quartiers de viande peu appétissants. Il est pratiquement impossible d'obtenir une côte de porc présentable ou une tranche de foie qui ne soit pas immangeable à cause des veines ou autres vaisseaux sanguins qui la traversent en tout sens. On a alors l'impression d'avoir mis dans sa bouche, une poignée d'élastiques. Il faut dire que la façon de cuisiner n'a rien à voir avec la nôtre. Une tranche de viande, ça n'existe pas. On la débite en cubes minuscules ou en lanières qui sont frites et mélangées à une sauce, puis servies sur une copieuse assiette de riz. Avec une côte de porc telle qu'on la sert chez nous, on fait manger une famille de six personnes, ici ! Les tomates sont minuscules, mais délicieuses, même vertes. Car on n'a pas la patience d'attendre qu'elles soient mûres, on les vend quand elles sont rondes. On trouve aussi du thé et du café des Boloven, province toute proche. La chose la plus curieuse pour moi, sur ce marché, ce sont des boules de terre parfaitement rondes, de la grosseur d'une balle de tennis. Par un trou pratiqué dans l'une d'elles, je vois, à l'intérieur, une petite grenouille. Je pense que les batraciens construisent cet abri pour hiberner à la saison sèche. Qu'en font les gens ? Je suppose qu'ils cassent la boule et mangent la grenouille, car ici, tout se mange : chats, chiens, sauterelles, araignées et toutes sortes d'herbes au goût horrible.

Nous allons sur la plage où un petit groupe de personnes se presse autour des marchandes de poissons frais, dont certains, les ouïes encore palpitantes me surveillent avec des yeux de merlans frits. Amnoay achète quelques beaux spécimens, juste de quoi faire mon régal au repas de midi, de ce soir et de demain. On dit qu'il ne faut pas abuser de ce poisson, les eaux étant contaminées par le mercure des orpailleurs du nord du pays, et par divers produits polluants rejetés sans discernement par les riverains. Alors là, je bondis : ici, il n'y a pas la pollution des voitures et des motos comme à Bangkok, et voilà qu'on souille « mon » poisson ! Bah ! le poisson, c'est comme l'air qu'on respire, s'il est contaminé ça ne se voit pas, ça ne se sent pas, alors que faire ? Doit-on s'arrêter de manger et de respirer ? D'ailleurs le midi je mange une carpe débordant de tous les côtés de mon assiette et je ne laisse pour le chat que des arêtes bien propres.

Le soir nous allons nous promener vers l'ancien débarcadère colonial, et nous remarquons que depuis six ans que nous connaissons Don Det, mis à part quelques nouveaux bungalows, rien n'a changé. Les rizières sont toujours aussi desséchées, les paysans n'ayant pas les moyens de payer le pétrole nécessaire pour actionner les pompes. Le Mékong est là à côté, mais ce n'est pas une richesse exploitable. Ils attendent donc la saison des pluies qui leur permettra de faire une récolte annuelle, alors qu'ils pourraient en faire jusqu'à trois s'ils irriguaient leurs terres. Ils cultivent de petits jardins sur les berges, mais bien que le sol limoneux soit très fertile, ils ne plantent que des oignons, de la coriandre, des arachides et quelques tomates auxquelles ils ne se donnent même pas la peine parfois de mettre des tuteurs. Souvent, les jardins sont dans des bacs de bambou surélevés à environ un mètre de façon à pouvoir cultiver les quelques légumes sans avoir à se baisser. Je crois pouvoir dire sans exagérer que les Laotiens n'aiment ni se pencher sur leur labeur, ni se courber sur leurs labours. Cette nonchalance est sans doute énervante quand on compte sur une personne pour accomplir une tâche, et même Mr Vong à Paksé s'énerve parfois de voir son personnel si apathique. Du temps de la colonisation, les Français disaient : « le Vietnamien laboure la terre, le Cambodgien plante le riz et le Laotien l'écoute pousser ». Il y a là-dedans une grande part de vérité, et autant les Vietnamiens revendiquent leur agressivité en tant que commerçants ou travailleurs, autant les Laotiens acceptent avec leur sourire les remarques des Occidentaux qui les traitent de paresseux. Non, ils ne sont pas paresseux, ils prennent le temps de vivre, et ils y arrivent. La société de consommation que nous abhorrions en 1968 ne les a pas encore atteints, et, à part dans les villes, ils se sentent peu concernés par une éventuelle ascension sociale. En mai 68, Moustaki en tête, nous réclamions « le droit à la paresse ». Les Laotiens, ce droit, ils se le sont octroyé, et ils en sont heureux. Ils sont pauvres à nos yeux seulement, car nous n'avons pas la même définition de la richesse. La nôtre les laisse presque indifférents comme quelque chose qui ne risque pas de leur arriver, la leur nous échappe : elle est tout intérieure ! Leurs maisons sur pilotis, couvertes de paille ne nous semblent pas bien confortables, mais pour eux ce n'est pas un problème, car ils vivent dehors toute l'année et ne rentrent sous leur toit que pour dormir. Le sentier entre les petits hôtels ou les quelques fermes du quartier est toujours aussi étroit, sablonneux et peu carrossable. Il n'est sillonné que par quelques rares motos et les nombreuses bicyclettes de touristes qui s'accommodent fort bien de cela... Alors, à quoi bon changer et se donner la peine de cimenter ?

Arrivés à l'embarcadère, nous trouvons un parking où une vingtaine de fourgonnettes équipées de sièges sont garées. Je me demande à quoi sert un si important parc automobile quand il n'y a même pas dix kilomètres de piste utilisable dans les deux îles de Don Det et Don Khon reliées par le pont de pierre français. Un bouchon à Don Det ? Quand ça arrivera, les habitants de l'île comprendront qu'ils ont enfin évolué. Est-ce que cela les rassurera ?

 

Lundi 7 février 2011.

Don Det.

Je loue un vélo « Crocodile » à Mr Bounhome, et je pars sur la piste caillouteuse remplaçant l'ancienne voie ferrée. Trépidations et coups de pieds aux fesses, la piste est vraiment peu utilisable par ces petites bicyclettes tout juste bonnes à faire le marché dans la ville de Paksé. Je traverse le pont, jetant un coup d'œil rapide vers l'eau glauque qui descend lentement vers les petites chutes de Somphamit. On les appelle ici « Li Phi » ( pièges à esprits ), car l’esprit des personnes qui s’y noient tourne inlassablement dans ses remous. C’est pour cette raison que, à part les pêcheurs, les autochtones ne se risquent pas trop par ici. Soudain, au bout du pont, une voix sort de la petite guérite en contrebas : c'est le gardien qui m'appelle pour que je lui donne les vingt mille kips du péage. Ah voilà encore une chose qui surprend : s'ils ont des voitures avant d'avoir la route, ils ont aussi un péage avant d’avoir même pensé à construire l'autoroute ! J'explique gentiment au préposé que c’est très injuste de me faire payer puisque ce sont les Français qui ont fait cet ouvrage. Il me soutient que non, que ce sont les Laotiens. Il a peut-être raison, les Français ce devait être le casque colonial, la badine et la chemise blanche, et les Laotiens la brouette et la pelle ! Et puis d'ailleurs pour ce qui est de faire le pont, faudrait pas oublier que les Laotiens, ils sont spécialistes ! J'emprunte une route en terre très carrossable, j'ai l'impression de rouler sur du velours. Me voilà rassuré, les vingt mille kips du péage sont utilisés pour arranger la route. J'arrive près des chutes et l'on me demande une redevance de mille kips ( 0,09 € ) pour stationner ma bicyclette. Je continue donc à pied sur un sentier louvoyant entre des bambous desséchés et des buissons poussiéreux, et je m'inquiète un peu de ne pas entendre le souffle sourd de la chute. Aurait-on volé les cataractes de Somphamit ? En approchant, je découvre un spectacle de désolation : l'eau ne passe plus par-dessus les rochers gris, elle se contente de se faufiler dans un chenal étroit où elle bouillonne juste ce qu'il faut pour garder le nom de chutes. Nous sommes en pleine saison sèche, et en ce moment, seul le débit du fleuve chute. Il n'y a strictement personne, sauf un touriste acrobate perché sur un coin de falaise abrupte. Je me souviens du spectacle magistral auquel j'avais assisté ici même il y a six ans, avec des eaux bouillonnantes et des embruns formant un brouillard blanc au-dessus, mais c'était en décembre, et le Mékong faisait le gros dos.

Je repars par une route de terre très roulante jusqu'au bout de l'ancienne voie ferrée, à l'endroit où une immense structure de béton servait à charger ou décharger les marchandises des sampans sur le petit train dont la locomotive rouille encore dans un coin, à quelques kilomètres. En face, le Cambodge semble désert, de l'autre côté du fleuve scintillant de milliers de vaguelettes.

 

Mardi 8 février 2011.

Don Det - Paksé.

Nous partons avec la barque de Bounhome jusqu’à Ban Nakasang. Une dizaine de buffles juchés sur un promontoire terreux nous considèrent d’un air méprisant. L’un d’entre eux s’est risqué dans la traversée d’un bras du fleuve, et il nage avec une surprenante rapidité. Seuls ses cornes et ses naseaux affleurent la surface. Il reprendra « pied » sur une plage sablonneuse parmi les buissons, et il y restera couché, une bonne partie de la journée en compagnie des hérons et des aigrettes.

Nous quittons Ban Nakasang dans un car confortable, climatisé. Fini les trajets en camionnette, coincés parmi les paniers de bambou émincé qui nous écorchaient les jambes, parmi les sacs de poissons dont le jus laissait une odeur tenace sur nos chaussures. Fini les conversations avec les paysans du coin qui voulaient tout savoir, de notre âge à l’âge de nos enfants, de ce pays si loin, la France dont ils ne connaissaient plus que la Tour Eiffel. Finis les éclats de rire ou les discussions entre gens du coin qui colportaient les nouvelles du secteur. Maintenant, nous sommes sagement assis à notre place, il y a un écran plasma et le chauffeur a même la possibilité de nous passer le dernier spectacle comique de leur émission télévisée préférée. Et les Laotiens alors ? Hé bien eux, ils continuent à raconter leurs histoires dans les camionnettes surchargées, mais il n’y a plus aucun touriste, car nous, les nantis, on nous impose le voyage confortable bien que beaucoup plus cher. Et quand on a le choix, on préfère payer et rester dans notre ghetto occidental. C’est un peu comme du temps de la colonisation : il y a un progrès, mais cela ne concerne pas tout le monde !

Le soir, à Paksé, je mange un bon plat de canard rôti, et lorsque j’ai terminé, une femme un peu limitée intellectuellement, rôdant dans le coin avec un sac en plastique dans lequel elle a fourré toute sa « richesse », me demande de lui laisser manger le reste de mes frites et de l’assiette de légumes frits. Elle ne veut pas des quelques morceaux de canard que je lui propose. Les mendiants auraient-ils les moyens d’être végétariens ?

 

Mercredi 9 février 2011

Paksé - Surin.

Nous montons dans le car de huit heures trente vers Chong Mek, la frontière thaïlandaise. Le passage vers la Thaïlande se fait très rapidement, et nous revoilà dans le car jusqu’à la gare routière de Ubon. Là, il ne nous faut attendre qu’une demi-heure pour partir vers Surin. Mais il y a un tout petit problème : la climatisation a rendu l’âme. Il fait une chaleur insoutenable, et les passagers thaïlandais ne veulent pas voyager dans ces conditions. En effet, l’air est irrespirable, nous dégoulinons de sueur au bout de deux minutes, car nous n’avons pas la possibilité d’ouvrir les fenêtres. Le car ne va pas bien loin, en face de la gare routière, un autre véhicule attend, en plein soleil. Alors évidemment, avant que la chaleur intérieure comparable à celle d’un four ne tombe, nous avons tout loisir de nous sentir mal ! Nous arrivons à Surin à quatre heures et demie, très fatigués, assoiffés et affamés. Je suis comme un robot mal programmé : j’ai l’air conditionné. Il me faut deux soupes en suivant à la terrasse d’un petit restaurant de la gare routière pour me sentir mieux.

Je réserve ma place dans le train couchettes de demain, et nous allons à Koko, chez Amnoay en tuk-tuk. Pour sortir de la ville, dans le quartier du marché, il y a un bouchon, le premier que je vois à Surin. Il y a encore une dizaine d’années, il n’y avait ici que des cyclopousses et de rares voitures... C’est bon signe, la ville évolue ! Je suis rassuré !

 

Jeudi 10 février 2011.

Surin ( vers Bangkok )

Il a fait chaud, cette nuit : fini la fraîcheur bienfaisante du soir ou de la nuit, c’est la saison chaude qui commence.

Je vais à pied, à travers les rizières brûlées par le soleil, jusqu’à la fabrique « d’hôtels des esprits », pas très loin de chez Amnoay. Il y en a pour tous les goûts : des petits, des grands, des rouges, des jaunes, des verts, des bleus. Ces petites maisons de ciment sont placées sur une colonne, à environ un mètre et demi de hauteur. Elles représentent un petit temple, souvent peint de couleurs vives et dans lequel on place des figurines aussi diverses que surprenantes. On y trouve de petites poupées de porcelaine représentant des apsaras, parfois un couple figurant les propriétaires de la maison, des éléphants, mais on peut aussi y voir un tigre, un cheval, un cochon... On met devant, des petites assiettes contenant du riz ou des friandises, un verre d’eau, une bouteille de soda avec une paille. C’est ici que les esprits viennent se restaurer et se désaltérer. On peut aussi y voir des cigarettes, car les esprits fument parfois. Pour couronner le tout, on place des colliers de fleurs de jasmin, d’orchidées et de fleurs jaunes très belles. Tous les matins on change le menu, on remet une bouteille de soda, on place des bâtonnets d’encens, et on salue en joignant les mains. Souvent, il n’y a, dans cette maison des Phis ( esprits ), aucune représentation du Bouddha. La statuette du Bouddha, elle est dans la maison, sur un petit hôtel ou une étagère. Il ne faut pas rire de ces croyances : nous allons porter des fleurs sur une tombe, les Thaïlandais offrent des nourritures terrestres à leurs défunts. Il existe des hôtels des esprits dans les villes. Ils sont entretenus avec soin, et l’on peut y voir en offrande, une tête de cochon rôtie, bien dorée, que les pauvres du quartier viendront chercher le soir pour leur repas. L’hôtel des esprits le plus connu est celui qui fut dressé devant l’hôtel Erawan de Bangkok. Lors de la construction de l’hôtel, les avatars se succédaient, les accidents fréquents firent penser que les Phis étaient dérangés par la construction de ce nouveau bâtiment. On demanda conseil à un médium qui ordonna de construire un hôtel des esprits. Depuis lors, plus aucun incident ne vint perturber les travaux. Aujourd’hui, l’hôtel Erawan n’existe plus, mais personne n’a osé déplacer ou encore moins supprimer l’hôtel des esprits. On peut même y voir des danses traditionnelles offertes aux esprits. Les danseuses et les musiciens restent sur place en attendant que quelqu’un veuille bien payer pour qu’ils dansent. Suivant la somme que l’on donne ( en offrande aux esprits ), ils dansent plus ou moins longtemps. Chez nous c’est un peu pareil, suivant la somme que l’on donne, le cierge de Lourdes est plus ou moins gros. On peut aussi mettre une pièce dans une tirelire, dans certaines cathédrales, pour animer la crèche. Notre religion s’est automatisée !

Le soir, je vais à la gare de Surin avec Youthasat, Lam et Amnoay. Le train n’a que quelques minutes de retard. J’ai une place réservée dans un wagon-lit. J’économise une nuit d’hôtel, la couchette est confortable et à six heures du matin, je serai à Bangkok. J’évite les wagons air conditionné, car il y fait froid et on y attrape souvent des angines ou des bronchites tenaces. Les filtres ne sont jamais changés ! Amnoay reste dans sa maison neuve. C’est son domaine, sa résidence dans son pays… Je comprends qu’elle n’éprouve pas l’envie de courir le monde.

 

Vendredi 11 à dimanche 13 février 2011.

Bangkok.

Je suis très surpris : le train arrive à Bangkok à l’heure exacte. C’est la première fois que ça m’arrive ! Je prends le métro souterrain, et à Sukhumvit, je me retrouve dans la rue au lever du jour. Je respire à pleins poumons les gaz d’échappement, je suis à demi assourdi par le tumulte de la ville, et pourtant, je me sens bien. J’aime passer quelques jours ici, à « magasiner » comme disent les Canadiens. Les derniers fêtards sont collés au tabouret sur lequel ils ont passé la nuit à l’un des petits bars clandestins installés sur le trottoir. Ils regardent d’un œil bovin embué, leur face avinée penchée sur le verre de whisky qu’ils n’arrivent plus à vider, le dernier glaçon fondre. Une loi ayant interdit de garder les bars ouverts après deux heures, ces petites buvettes ont apparu tout le long de l’avenue Sukhumvit.

Le dimanche, je vais à Tchatuchak, le marché du week-end où l’on trouve tout ce que l’on cherche, et même ce qu’on ne pensait pas acheter !

 

Lundi 14 février 2011.

Bangkok - ( frontière du Cambodge ) – Siem Reap.

Il vient d’y avoir une période de troubles entre le Cambodge et la Thaïlande, à propos d’un différend au sujet de la frontière entre les deux pays non loin de Sisaket. Il faut dire qu’à cet endroit, se trouve un temple khmer assez intéressant : le Vat Phra Vihan. Jusqu’à présent, on ne pouvait le visiter qu’à partir de la Thaïlande, et les Thaïs empochaient la somme correspondant au droit d’entrée. Maintenant, les Cambodgiens ont fait une route de leur côté, et cela complique les choses. Le tracé de la frontière a été fixé unilatéralement par les Français, dans les dernières années de la colonisation. Depuis, l’ONU a reconnu le tracé actuel, mais les Thaïs le contestent. Il faut dire qu’en ce moment, en Thaïlande, la situation est plutôt instable. Les « chemises rouges » attendent le moment opportun pour remettre le feu aux poudres, le peuple commence sérieusement à douter de ce gouvernement militaire qui ne propose pas les élections promises depuis leur prise de pouvoir illégitime... Alors, un peu comme le pensait Bush juste avant la deuxième intervention militaire en Irak : une bonne petite guerre est un bon exutoire à l’ennui de la population. Alors à la télé thaïlandaise, on voit en boucle les habitants des villages frontaliers déplacés « par sécurité », des militaires exhibant des morceaux de bombes tombées sur une maison... On est en droit de se demander si ce ne sont pas les militaires thaïs eux-mêmes qui ont monté tout ce scénario une fois les témoins civils éloignés. Et puis hier, on apprenait que les soldats cambodgiens avaient battu en retraite devant les forces supérieures de l’armée thaïlandaise. On nous montrait des civils heureux de retrouver leur lopin de terre et leur village, des soldats la larme à l’œil, avec des bébés dans les bras, des gens interviewés récitant ou lisant sur un panneau se trouvant devant eux ce que l’armée a envie d’entendre dire. Avec toute cette mise en scène, les militaires espèrent sans doute rassurer les Thaïlandais. Quel que soit le gouvernement au pouvoir, le problème du Vat Phra Vihan ressurgit quand il faut montrer au peuple que les personnes qui dirigent le pays ont « de la poigne ». Je pense que le subterfuge commence à devenir de moins en moins crédible.

Je vais à la station d'Ekamai en taxi, à huit heures. Il n'y a pas grand monde. Mon bus part dans dix minutes. Les deux cent cinquante kilomètres de bonne route ne sont pas trop pénibles jusqu'à Poipet, et le voyage ne me semble pas trop long. J'arrive en forme, et heureusement, car au grand marché de la frontière, c'est le chaos. Des portefaix, le regard vide, trimbalent d'énormes baluchons, d'autres, réduits à l'état de bêtes de somme, tirent de lourdes charrettes de bois, équipées de roues de voitures et chargées à craquer. Ces gens-là sont si maigres qu'ils ne transpirent même pas. Ce sont des Cambodgiens traversant la frontière pour convoyer des marchandises qui continueront leur voyage dans un camion thaïlandais. Ils vont et viennent, se croisent, se suivent, tirant leur fardeau. Des enfants, quand ils sont trop petits pour porter, poussent derrière les voitures. Il y a, dans notre monde, une catégorie de gens qui sont nés sous une mauvaise étoile ou tout simplement sous une mauvaise latitude ! Je suis à peine descendu du bus qu'un essaim de chauffeurs de touk-touk m'assaille. Le prix de la course est exagéré, mais ils savent qu'on n'a pas le choix, car on veut passer la frontière le plus vite possible. Je fais faire mon visa en quelques minutes. Je comprends pourquoi plus personne ne se donne la peine d'aller dans les ambassades : c'est si simple et si rapide ici ! Là aussi, au lieu des 1200 bahts, les employés veulent 1500, puis 1400, finalement, je donne 1220, car il faut faire un geste pour ne pas que le gars perde la face. Le poste de police thaï est franchi en deux minutes. L'employée n'a sans doute jamais su que son pays est appelé le « pays du sourire », ou alors, elle est triste de me voir partir, mais bon sang qu'elle a l'air sinistre ! Je marche en plein soleil parmi les charrettes surchargées et les colis amoncelés sur le trottoir. J'arrive au poste de police cambodgien et me place à la fin de la file d'attente comme il se doit. Nous avançons millimètre par millimètre, en plein soleil, et je commence à avoir « le casque » qui bout. En plus, comme pour rendre la chose encore plus désagréable, il y a devant moi, un jeune Allemand style boy-scout qui me donne des coups avec sa guitare à chaque fois qu'il bouge. Je ne dis rien, mais j'ai du mal à réfréner une grande envie de lui plier sa guitare en huit pour qu'il puisse la caser dans la petite poche latérale de son sac à dos. Et on attend, et on avance lentement, et il fait horriblement chaud sous le soleil. Les fonctionnaires de police, eux, ils s'en moquent, ils sont dans leur aquarium climatisé. Quand j'en ai terminé avec les formalités policières, il me faut attendre le bus, pendant une bonne demi-heure. Parmi les touristes attendant le bus, certains ont des piercings, d'autres des cheveux tressés comme des cordages de chanvre, d'autres des gueules à consommer du chanvre, et certaines jeunes filles plutôt belles se sont enlaidies en arborant des tatouages qu'elles auront honte de montrer quand elles seront un peu plus âgées. Ce genre de petits bourgeois qui se déguisent en zonards ne me plaisent guère. Je n'aimais pas beaucoup les beatniks que je rencontrais à Kaboul ou en Inde dans les années soixante-dix, mais ils avaient un avantage sur ces « illuminés » d'aujourd'hui : ils communiquaient, échangeaient les bonnes adresses, et il y avait une incontestable complicité entre les voyageurs. Aujourd'hui, on ne parle à l'autre que lorsqu'on a besoin, et si l'on cherche à lier connaissance avec quelque voyageur, on est soupçonné de mauvaises intentions. Alors, c'est de plus en plus le voyage « individuel » au vrai sens du terme. Chacun-pour-soi ! Le bus climatisé est confortable, la route est bonne, et nous filons à 90 km/h. Nous pourrions arriver à Siem Reap avant la nuit ce qui est toujours un avantage, mais nous nous arrêtons à 53 km de Siem Reap pour manger dans un restaurant. Il est cinq heures, personne n'a envie de manger, mais comme une commission sera reversée au chauffeur ou à la compagnie... Et puis, c'est mieux si nous arrivons à Siem Reap avec la nuit, on pourra ainsi nous proposer l'hôtel adjacent à l’arrêt de bus qui, lui aussi, reversera une commission. Toutes ces petites supercheries, au bout de la journée, ça finit par fatiguer. Aussi, quand je me retrouve au « Family G.H » que personne ne m'a forcé à choisir, je me sens bien. Juste le temps de prendre une douche, et je repars dans la moiteur de la ville pour retrouver Ginette et Rolland, les Canadiens avec qui j'avais passé quelques jours en Birmanie. Ils sont un peu fatigués, eux aussi, alors nous décidons d'un rendez-vous pour demain. Je dîne au « Barrio », restaurant tenu par Patrick, un Français implanté ici depuis longtemps. Je mange du pâté de campagne fait maison et un steak aux oignons confits... On croit rêver non ?  

 

Mardi 15 février 2011.

Siem Reap.

J'ai bien dormi, et je me réveille un peu assommé. J'étais si fatigué, hier, que j'ai dormi avec le short et les chaussettes, en travers du lit, un peu comme si je m'étais littéralement effondré. Le petit-déjeuner proposé sur le prix de la chambre n'est pas terrible : un café et du pain de mie grillé avec de la confiture... Il manque un fruit et les œufs frits. Je vais au marché. La ville a terriblement changé en six ans, le marché est un peu plus propre, mais l'odeur est toujours aussi forte, surtout dans le quartier des vendeuses de poisson. Comme les touristes sont devenus de plus en plus nombreux, les produits susceptibles de les intéresser sont aussi plus nombreux. Ainsi, l'on trouve des allées entières où les commerçants vendent tous les mêmes fausses soies ou les mêmes Bouddhas en métal argenté. On peut même trouver des sculptures sur faux bois. La supercherie est géniale : on prend un morceau de vieux bois, un peu pourri et vermoulu, et on colle le visage moulé dans de la résine du Bouddha. L'illusion est parfaite : le touriste pense avoir acheté une belle sculpture en beau bois d'arbre, alors que ce n'est qu'un beau bobard ! Vers midi, je retrouve les amis canadiens. Nous allons manger dans un restaurant local, une de ces petites échoppes ouvertes sur la rue où les plats sont toujours appétissants pour un prix relativement abordable.

L'après-midi, nous prenons une « brouette », ce tuk-tuk où l'on s'installe dans une remorque attelée à l'arrière de la moto, et nous allons au bord du lac Tonlé Sap. Rien ne laisse deviner qu'il y a ici un lac durant six mois de l'année, si ce n’est les pilotis hauts de plus de cinq mètres sur lesquels sont juchées les maisons. Le lac est parti au loin, si loin qu'on ne le voit plus, même en montant les marches de l'escalier menant au Phnom Krom. À la place du lac, il y a des rizières. Quand l'eau reviendra, les paysans deviendront pêcheurs. Varin, le chauffeur du touk-touk, s'arrête à une fabrique de « nuoc-mân », ce jus de poisson faisandé qui agrémente tous les plats. De petits poissons déjà à demi pourris sont déchargés de la benne d'un camion à grands coups de pelle. Ils sont déversés sur le sol en ciment, mélangés avec un gros sel jaunâtre et jetés dans une fausse où ils vont continuer à pourrir. Tout est sale : le sol, les cuves, la benne du camion... et pourtant, le produit sera en bonne place sur les tables de restaurants. En Occident, nous sommes un peu ridicules avec notre souci de l'hygiène poussé à l'extrême !

Le soir, avec Ginette et Rolland, nous mangeons dans le même petit restaurant cambodgien, et nous nous offrons du vin de Bordeaux acheté au supermarché voisin.

 

Mercredi 16 février 2011.

Siem Reap.

Mes copains canadiens sont partis à Battambang, et moi, je décide, bien que j'y sois déjà allé deux fois, de revenir sur le site d'Angkor. Je retrouve Varin, le chauffeur de touk-touk, et à huit heures, nous voilà en route vers le site magique d'Angkor Vat. Sur la route, à la sortie de la ville, nous sommes arrêtés par une barrière rouge et blanche comme on en trouve aux passages à niveau. Je suis un peu intrigué, car la voie transversale est trop étroite pour laisser passer une voiture, un train encore moins, d'autant plus qu'il n'y a pas de rails. Que vois-je traverser ? j'ai du mal à le croire... Un brancard sur des roulettes, poussé par un infirmier en blouse blanche. Et sur le brancard, un enfant allongé avec le flacon de sérum qui se balance au-dessus de lui. Le pauvre petit essaye de lever la tête pour voir où il se trouve, certainement intrigué de passer d’un couloir d’hôpital à une route où pétaradent des motos. Nous sommes devant l’hôpital pour enfants, entre les deux ailes du bâtiment qui, heureusement, s’agrandit et se modernise. Le médecin qui a créé cet établissement œuvre à ce que tous les soins soient gratuits pour les enfants ou les femmes venant ici pour accoucher. Il sacrifie toute sa vie pour mener à bien son œuvre. Il y a encore des gens bien dans notre monde ! Par contre, les promoteurs, gros rapaces sans foi ni loi, s’opposaient à l’extension de l’hôpital.

Je paye mon droit d’entrée de vingt dollars ( il n’a pas augmenté depuis de nombreuses années ) et on me remet une carte avec ma photo dessus en quelques minutes.

Je commence la visite par le grand temple d’Angkor Wat. Il est neuf heures et les grands bus de touristes arrivent un à un. Il commence à faire chaud... Je regrette de n’être pas venu ici au lever du jour à six heures. La longue allée de pierre permettant de traverser les douves commence à se peupler de gens armés de caméras, coiffés de toutes sortes de chapeaux. Ils se photographient devant le temple, même s’il est en partie couvert de grandes bâches vertes et hérissé d’échafaudages. Peu importe que la photo soit belle, ce qui compte c’est que l’on puisse dire « j’y étais ». Les Chinois braillent, ont toujours l’air de se disputer, les Japonais aboient et photographient n’importe quoi, les Européens écoutent sagement le guide, et clic ! clac ! tout le monde immortalise ces moments inoubliables. Quand ils reviendront chez eux, ils monteront leurs albums photo à des amis indifférents... J’ai entendu dire un jour que le paradis est un endroit où tout le monde se raconte sa vie, l’enfer c’est la même chose, sauf que chacun apporte ses diapos !

Le grand temple d’Angkor Wat est envahi par les touristes, entouré d’une herbe desséchée jaune et poussiéreuse, mais il garde sa noblesse et sa beauté. Bien sûr, je l’ai déjà visité à la saison des pluies et ce site est beaucoup plus beau lorsqu’il est mouillé, lorsque la pierre, noire ou rouge, transpire et que les plantes alentour envahissent les lieux. Les mousses redeviennent vertes, les murailles perdent leur ton monochrome.

Les sculptures d’Apsaras ornant les murs sont devenues luisantes à force de caresses, leurs seins brillent, et leur ventre légèrement bombé semble de verre. Le visiteur touche à tout, pénètre dans les endroits interdits, car il suppose que c’est là que se trouvent les merveilles tant attendues. Tous les visiteurs ont déjà entendu dire le plus grand bien d’Angkor Wat, il n’y a pas de raison d’être déçu ! Pour accéder au coeur du sanctuaire, les escaliers de pierre étaient trop dangereux pour les octogénaires venant ici, alors on les a condamnés et l’on a placé une échelle de meunier aux marches de bois de cocotier, un peu plus accessible.

Je fuis, car même dans la galerie pourtournante où l’histoire des Rois est contée dans une bande dessinée infiniment longue sculptée dans la pierre, les visiteurs se font si nombreux qu’il faut tous tourner dans le même sens. Je vais au Bayon. Alors là, on se croirait en pleines fêtes de Bayonne. Il ne manque que les « bandas », mais la foule y est ! et ce sont les Italiens qui mènent le bal. Ils sont venus en groupes et ils s’interpellent, s’extasient, se congratulent... Les Japonais traînent toujours un pied photo plus grand qu’eux, avec un appareil aussi gros qu’un autocuiseur... les Chinois, ils grimpent partout et ils jacassent. Au-dessus de cette vulgarité, les têtes de pierre au nez camus et aux grosses lèvres pulpeuses observent, leur face grise tournée vers cette volaille qu’elles considèrent avec un sourire énigmatique. Il est bien loin ce temps où un frôlement dans une galerie me laissait prévoir une rencontre avec un enfant venu ici dans l’espoir de vendre un lance-pierres ou un petit collier de perles de verre. Il est révolu le temps du silence. Pas plus qu’Angkor Wat le Bayon ne me séduit. Je n’arrive même plus à m’intéresser aux superbes bas-reliefs qui ornent les murailles de la galerie extérieure. Je suis pris entre un guide anglophone qui explique à un groupe de pèlerins anglo-saxons la vie du temps des rois et un guide italien qui pour être mieux entendu de ses sept ou huit clients n’a pas hésité à se munir d’un porte-voix. Pas bien le Bayon, je traverse une partie de la forêt où des racines énormes digèrent lentement des murs de pierres de latérite rouge. La ville antique, la belle Angkor digérée par la jungle, ses temples grignotés encore aujourd’hui par les grands arbres disparaîtra-t-elle un jour ? Il n’en restera que ce que l’homme aura jugé bon de sauver. Je passe devant le Baphuon. Cette énorme pyramide fut, dès le XI° siècle, un temple hindouiste dédié à Shiva et Vishnou. Une transformation du XV° siècle en fit un temple bouddhiste. On utilisa des pierres de grès récupérées dans la partie hindouiste, pour édifier un gigantesque Bouddha couché, incorporé au sanctuaire. Au début du XX° siècle, les Français décidèrent de sauver ce temple qui s’est malgré tout peu à peu effondré, on l’a parfois soigné, souvent sans résultat, et à chaque fois, une guerre est venue entraver le travail des archéologues, comme si le destin s’acharnait à vouloir faire disparaître le monument. Des archéologues l’avaient « démonté » pierre par pierre et avaient numéroté celles-ci pour pouvoir, une fois les fondations reconstruites en béton reconstituer le Baphuon, mais voilà que la sinistre période Khmer rouge est venue interrompre leurs travaux. Les archéologues ont dû partir, laissant le site entre les mains des barbares iconoclastes... Chacun espérait que les dérisoires protections contre l’érosion des pluies éviteraient au site de subir des dégâts supplémentaires, mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que les Khmers rouges allaient brûler comme de vulgaires paperasses tous les plans, et des plans en trois dimensions, sur lesquels la place de chaque pierre était mentionnée avec précision. Une fois la barbarie vaincue et les Khmers rouges dispersés, les archéologues français se sont retrouvés devant un immense puzzle dont le modèle avait disparu. Que faire de ces étendues de 300 000 pierres numérotées quand on ne savait plus où les placer ? L’homme étant doué d’une persévérance incommensurable, ils sont arrivés à retrouver pratiquement la place de chaque pierre.

Je vais à la terrasse des éléphants, et si les bas-reliefs existent toujours, ils sont victimes de leur succès... photographiés chaque seconde par une nuée de petits gnomes ridiculement chapeautés. Les éléphants ne semblent pas s’en soucier, mais les têtes de Dieux ou de monstres semblent grimacer en souhaitant un peu plus de tranquillité.

Je mange avec Varin dans un restaurant sur le site. Fini la soupe de nouilles dont on se demandait s’il était bien raisonnable et bien prudent de la consommer tant les ustensiles de cuisine étaient douteux, on nous donne une carte où l’on a le choix entre des steak-frites et des soupes au gingembre et à la citronnelle. Il y a quelques années, on prenait un repas juste pour reprendre des forces avant de continuer à visiter les lieux, aujourd’hui le déjeuner fait partie des plaisirs de la journée.

Nous suivons une route ombragée jusqu’au Ta Phrom. Je pensais retrouver là le calme et la sérénité des visites précédentes. Je suis encore plus déçu que partout ailleurs. Le site a été très endommagé faute d’entretien sérieux pendant ces dix dernières années, alors on a étayé les édifices avec de gros tubes en fer. Les herbes qui cohabitaient avec les grosses pierres tombées des édifices en ruine ont disparu. On a mis des planchers sur les sentiers pour ne pas que les visiteurs salissent leurs belles chaussures, et le comble, c’est qu’on a placé des estrades devant les endroits les plus beaux pour que les touristes puissent se photographier. Le Ta Phrom a perdu son âme, encore plus que le reste du site. Angkor a été méthodiquement pillé depuis le XIX° siècle, aujourd’hui, on met tout en œuvre pour le dénaturer. J’ai bien fait d’y revenir, ainsi je sais maintenant que je n’ai plus envie d’y retourner !

 

 Jeudi 17 février 2011.

Siem Reap - Bangkok.

J'ai acheté mon billet de bus à une agence qui doit envoyer un touk-touk me chercher au « Family G.H » à sept heures et demie. Je descends dans le hall, et je trouve trois Français attendant eux aussi. Nous prenons le temps de causer. Ils sont du sud-est de la France, mais l'un d'entre eux connaît bien la région de Pau, car sa grand'mère habite Morlaàs. Voyez comme le monde est petit ! Nous causons, le temps passe, le touk-touk n'arrive pas... Je vais à l'agence, et je m'aperçois qu'on m'a un peu oublié. Alors que je reviens à l'hôtel, les compatriotes partent justement avec un touk-touk. Ils ne sont pas avec la même compagnie que moi, et à eux aussi on les avait oubliés... Quelques instants plus tard, on vient me chercher à moi aussi. Le chauffeur de touk-touk va d'abord à un grand hôtel, on lui signale que le bus vient de partir et qu'il doit se trouver à un autre endroit de Siem Reap. Nous voilà sillonnant les rues à huit heures du matin, et nous finissons par retrouver le bus. Il ne reste que ma place de libre, nous démarrons aussitôt. Après une heure de route, nous nous arrêtons pour le petit-déjeuner, et je retrouve les Français. Ils sont installés sur des tabourets en plastique placés dans la travée. Les trois heures de route vont leur sembler longues ! À seize kilomètres de Poi Pet, nous nous arrêtons dans une gare routière toute neuve, perdue en pleine nature. Pourquoi ? Nul ne le sait. Personne ne veut manger, personne n'a besoin d'aller aux toilettes et tout le monde aimerait arriver à la frontière le plus vite possible. En voyant le chauffeur s'attabler devant une grosse assiettée de riz, je comprends bien que lorsqu'il s'arrête, il est censé amener une clientèle, alors on lui offre le repas... même si les passagers ne dépensent pas un seul dollar. Et nous attendons ainsi une bonne demi-heure. À la frontière, c'est toujours le même désordre. Du côté cambodgien, nous passons relativement vite, mais c'est du côté thaïlandais qu'il nous faut faire preuve de patience. L'attente dure plus d'une heure, dehors, en pleine chaleur, sous un passage couvert d'un toit de tôle, puis, lorsqu'on nous autorise à y pénétrer, dans la salle climatisée où les fonctionnaires de police nous enregistrent sur l'ordinateur, mettent en mémoire notre beau faciès grâce à une caméra... On ne nous donne qu'un visa de quinze jours. C'est une des nombreuses absurdités de ce gouvernement fantoche. Le tourisme est en baisse dans le pays, et on ne délivre plus de visa de trente jours gratuit si l'on entre par voie terrestre. C’est une façon détournée de dire aux touristes « Circulez, ya rien à voir ! »

Je n'ai que le temps de manger une soupe, et le bus démarre. Ici, les transports en commun sont toujours prêts, comme s'ils n'attendaient que nous.  

 

Vendredi 18 et samedi 19 février 2011.

Bangkok.

J'aurais l'intention de partir au bord de la mer, mais malheureusement, ce vendredi étant « jour du Bouddha », les habitants de Bangkok profitent d'un long week-end. De ce fait, dans toutes les stations balnéaires les prix doublent, la foule bruyante envahit le moindre coin tranquille, alors il vaut mieux rester dans la capitale qui, elle, se trouve un peu plus calme.  

 

Dimanche 20 février 2011.

Bangkok - Ko Samet.

J'ai du mal à me décider à prendre mon sac à dos. Je resterais bien à ne rien faire, mais comme il me reste une semaine, je vais partir au bord de la mer. L'île de Ko Samet est certainement la mieux placée, Pattaya étant devenu le repère des « marchands de pétrole » du Golfe Persique. Je n'ai pas envie de côtoyer des femmes masquées et des fantômes en robe de chambre avec le torchon et la courroie de ventilateur sur la tête. C'est à Pattaya qu'ils trouvent un exutoire à leur misère sexuelle, et qu'ils boivent la bière par caisses entières dans les chambres, car même à l'autre bout du monde ils se cachent pour consommer de l'alcool.

Encore une fois, dès mon arrivée à la gare routière d'Ekamail, le bus démarre. Nous sortons de Bangkok très vite, l'avenue Sukhumvit étant presque déserte en ce dimanche matin. Nous roulons ensuite sur une autoroute surélevée jusqu'à Chon Buri. Malheureusement, le paysage que nous dominons est bien triste : les terres en friche alternent avec les grosses entreprises. Après Chon Buri, lorsque nous roulons enfin sur le plancher des vaches, nous passons d'une plantation d'hévéas à une plantation de palmiers à huile ou de canne à sucre. Dès qu'une parcelle n'est plus cultivée, elle est envahie par de hautes herbes folles impénétrables. La route bordée de roseaux ou de buissons sauvages n'a rien de touristique. La campagne thaïlandaise donne souvent l'impression de ne pas être entretenue : elle n'est pas belle ! À Ban Phe, je traverse vers Ko Samet avec un de ces petits bateaux de bois semblables aux petits chalutiers basques. « Pas plus de cent passagers » signale un écriteau en thaï. Heureusement, car il n'y a pas plus de vingt gilets de sauvetage. En cas de naufrage, on doit demander qui sait nager, et faire la distribution ensuite. Ou alors, on n'a pas le temps de demander, les plus rapides étant les mieux lotis. La mer est bleue, le ciel presque sans nuages, la brise douce. L'île de Ko Samet, légèrement vallonnée se rapproche lentement. Nous croisons quelques hors-bords. Les gens les plus fortunés n'aiment pas la lenteur de la traversée. Plus on est riche plus on vit vite ! Deux avions bimoteurs passent en rase-mottes : surveillance du parc national ou avions privés ? Je ne sais pas. Quand on débarque à Na Dan, on comprend que l'île n'est pas bien grande. Tout est petit : le village, la rue bordée de restaurants et de commerces, le chemin de terre à peine carrossable qui longe la côte. On s'entasse dans un songtaew, et on va, d'ornière en fondrière jusqu'à sa guest house. Après cette première impression, je pourrais dire qu'en vingt ans, à part les voitures, l'île n'a pas changé. Je m'installe au Naga G.H, comme il y a vingt ans, dans une cabane aussi rustique. C'est lorsque je vais sur la plage que je me rends compte que les choses ont changé. Sous les arbres, bien cachée par le feuillage, c'est toute une ville de bars, de boutiques et de restaurants qui a été construite. Allons, ne soyons pas injustes, les constructions se fondent relativement bien dans le paysage, à tel point que lorsqu'arrive la nuit, je me trouve surpris qu'il y ait autant de lumières sur les collines bordant les plages : dans la journée, je n'avais pas remarqué les bungalows sur le rivage. Et puis le sable est toujours aussi blanc et aussi fin, l'eau un peu moins claire, mais c'est bien quand même ! Le soir, je vais dîner en bord de plage, au « Tok's Bungalow » avec un simple riz frit au porc, car le poisson est hors de prix, les fruits de mer n'en parlons pas. Un bon petit vent frais vient de la mer empêchant les moustiques d'atterrir. Les promeneurs vont et viennent sur la plage, mais personne ne s'arrête pour manger, ils préfèrent aller au Joy's où c'est plus cher. Les touristes sont des êtres métaphysiques !  

 

Lundi 21 février 2011

Ko Samet.

J'ai été réveillé par deux méchants moustiques qui se sont permis d'entrer dans la moustiquaire. C'est ça l'aventure, le risque de contracter la malaria ou la dengue... Bon sang, il faut accepter de vivre dangereusement !

Je vais me baigner avant qu'il ne fasse trop chaud. La plage est déserte à huit heures du matin, il fait déjà chaud, et j'aurais supporté que l'eau soit un peu plus fraîche. Je passe ensuite une grande partie de la journée à la terrasse du Naga Bar dominant la plage. Je suis seul avec mon coca et de jeunes Thaïs s'exhibant le soir sur le ring de « muay thaï » ( boxe thaï ) où ils prennent des coups en se mesurant à quelque « farang » désireux d'éblouir ses copains. J'observe le manège de deux jeunes touristes européennes qui viennent faire les yeux doux aux jeunes qui se moquent d'elles en disant en thaï les pires insanités à leur sujet. Les filles un peu « gourdes » et dans l'attente de quelques amours exotiques sont tout sourire, parfois au bord de la pâmoison dès que l'un des gars vient les chatouiller... Et je suis sûr qu'elles payent, car les gars ont davantage l'air de gigolos que d'amoureux transis. J'ai déjà trouvé des nanas de cette espèce qui pleurent le lendemain, car leur argent et leur matériel photo a disparu après une folle nuit dont elles ne gardent que de vagues souvenirs. En fin de journée, je vais jusqu'au village de Na Dan. Entre le minuscule salon de massage et la petite agence de voyages, la marchande de fruits propose des mangues, des noix de coco, des pommes, des longanes et même des fraises insipides. On trouve aussi deux 7-Eleven, ces petites supérettes ouvertes 24 heures sur 24 ! Tout cela était inimaginable il y a seulement trente ans quand un petit groupe de pêcheurs vivotait ici sans eau douce. En effet, il n'y a ni source ni rivière sur l'île.  

 

Mardi 22 février 2011.

Ko Samet.

Je vais à Ao Phrao à pied. La route, je dirais plutôt le chemin de terre est à peine carrossable et pourtant très fréquenté par les petits camions-citernes faisant un va-et-vient incessant entre la grande retenue d'eau semblable à un petit lac, et les bungalows. Les hôtels de Ko Samet sont à la merci du temps. S'il ne pleut plus et que le lac s'assèche... plus d'eau pour les sanitaires. Que feront-ils alors ? C'est un scénario catastrophe qui peut bien se produire. J'arrive à Ao Phrao, au bord d'une petite baie où l'on a eu la bonne idée de planter des cocotiers le long de la plage. En effet, à Ko Samet, le paysage est triste sans cet arbre gracieux qui donne un indéniable cachet exotique au décor. La clientèle n'est pas la même qu'au Naga G.H, et l'hôtel non plus. Des maisonnettes étagées à flanc de montagne dominent une pelouse verte, épaisse, entretenue comme un green de golf. Les clients ont le choix entre la salle climatisée et le restaurant ouvert avec vue sur la mer, ils arrivent ici par hors-bord spécial, directement devant leur « resort ». Cela leur évite la traversée dans le petit « chalutier » un peu lente, mais pourtant si agréable, et ils ne savent rien du songtaew cahotant sur la piste étroite. Bien sûr, je préfère le confort de leur hôtel au côté rustique de mon petit bungalow en planches, mais je sais qu'ils passent à côté de choses tellement importantes sans les voir que je préfère sacrifier mon confort et continuer à voyager en « routard ». Le voyage sans un petit peu d'aventure doit paraître bien fade !  

 

Mercredi 23 février 2011.

Ko Samet.

Je vais à pied au nord de l'île. Ce n'est pas beau bien que le bord de mer compte de petites plages de sable fin. C'est un peu la zone artisanale. On y répare les scooters de mer, c'est aussi dans ce secteur qu'arrivent les ferrys de voyageurs. Peut-être qu'un jour on aménagera l'endroit pour le rendre plus agréable... L'après-midi, on commence par entendre le tonnerre, puis une pluie de mousson s'abat sur l'île, me forçant à rester dans mon bungalow, bien barricadé, car les moustiques, excités par l'averse, m'attaquent de tous côtés dès que je parais sur le balcon de ma paillote. En fin de compte, cela me permet de lire et de rester « chez moi ». À chaque chose, malheur est bon ! Vers vingt heures, les gouttes s'espacent, la pluie cesse. Tout est mouillé ou collant d'humidité. Le linge laissé sous l'auvent du bungalow, le drap du lit, mes vêtements... Je descends les marches menant au restaurant : des crapauds de toutes tailles sont de sortie et s'écartent à peine sur mon passage. Pendant que je mange, une petite grenouille rousse, par petits bonds successifs, vient jusque sous ma table ; et alors, comme pour me signaler sa présence, elle chante d'une voix étonnamment forte pour sa taille. Je suis charmé. À Plaka, sous l'acropole d'Athènes, il y a toujours quelques musiciens pour venir jouer un sirtaki pendant qu'on déguste ses feuilles de vignes farcies, ici j'ai une petite grenouille. Ce n'est pas aussi mélodieux, mais c'est touchant ! Aux grands hôtels que j'ai vus hier à Ao Phrao, ils n'ont pas la petite grenouille sous la table. Les pauvres ! ils ne savent pas de quoi ils se passent !  

 

Jeudi 24 février 2011.

Ko Samet.

La pluie a cessé, l'orage gronde encore un peu dans le lointain, mais il ne pleuvra plus. Cette pluie d'hier a surpris tout le monde. Normalement, le temps reste sec jusqu'en avril ou même juin, mais les saisons sont devenues « folles ». Le climat change, c'est évident. La cause ? Sans jouer les écologistes alarmistes, je pense pouvoir dire que les déforestations impressionnantes de la Chine du Sud, de la Birmanie, du Laos, du Cambodge et de la Thaïlande y sont pour quelque chose.

Je me promène sur les plages des trois petites baies contiguës : Ao Hin Khok, Ao Phai, Hat Sai Kaew. Le soleil, voilé dans un ciel tout blanc, ne brûle pas, un petit vent doux vient me rafraîchir, je suis bien. De retour devant le Naga G.H, je loue une chaise longue et un parasol. C'est la première fois, dans mon existence, que je m'installe ainsi sur une plage. Il fallait bien commencer un jour ! Je lis, je mange du poulet rôti, une crêpe au sucre, des pommes frites... Je suis mieux que sur notre côte Atlantique, car le soleil est enfin sorti, la mer exhibe son camaïeu de bleus, et il n'y a pas grand monde, les « farangs » ayant fui à cause de la pluie. À cinq heures, quand je quitte mon parasol, je suis rouge vif, tel un gros piment d'Espelette ( je ne peux pas me comparer aux petits piments "prik khi nhou" crotte de souris d'ici ! ). J'avais oublié que l'on prend des coups de soleil même quand le temps est nuageux, et même quand on est à l'ombre.

Le soir, je vais manger un poisson cuit avec des légumes dans une feuille d'aluminium.  

 

Vendredi 25 février 2011.

Ko Samet - Bangkok.

Je ne m'explique pas pourquoi, à chaque fois que je reviens à Bangkok, je suis content comme si je rentrais chez moi. Cette ville est infernale, mais je m'y sens bien, même si je reconnais que je ne pourrais pas y vivre. Les habitants sont moins renfrognés que chez nous, les femmes sont belles avec leur museau de chat et leur grâce féline, les grands magasins sont luxueux, les petites boutiques d’une autre époque, les bus à bout de souffle tels que je les ai connus il y a trente ans, le métro aérien très moderne... Bangkok, ville de contrastes où l’on passe du tiers-monde le plus sordide à la mégapole futuriste en quelques pas, de l’enfer d’une avenue au havre de paix d’un jardin verdoyant ou d’un temple rutilant. Bangkok, « Krungthep » en thaï signifie « cité des anges ». Peut-être, mais alors, les anges ont des strings et dansent les seins nus dans des bars infernaux où la musique peut être qualifiée de bruit.

 

Du 26 au 28 février 2011.

Bangkok.

Je me lève à cinq heures pour aller chercher Amnoay à la gare Hualamphon. Il est tombé une grosse averse qui a inondé certaines rues. Ceux qui ne veulent pas admettre que le climat change peuvent en parler aux Thaïlandais qui eux, n’ont jamais vu de pluie en février…

Je m’installe dans ma chambre d’hôtel pour y passer les trois derniers jours qui me restent. Je dois dire que je ressens une envie de ne plus bouger, de me sédentariser, et puis je sens venir la fin du séjour en Asie, alors il me tarde de rentrer à la maison.

 

Lundi 28 février 2011.

 Bangkok – Paris.

Derniers achats et dernier verre de bière Chang, nous prenons le taxi à 21 heures pour nous rendre à l’aéroport. Nous enregistrons nos bagages avec trois heures d’avance comme il se doit, et nous attendons dans l’immense aéroport de Suvarnabhumi. Au cours des dernières années, les boutiques de « Duty » ont été un peu lentes à s’installer, mais maintenant tout est occupé jusque dans les moindres recoins, à tel point que, dans certains secteurs, même les toilettes ont été reléguées dans les coulisses, et c’est un véritable parcours du combattant pour les découvrir… Les contrôles de sécurité sont méticuleux, car nous voyageons avec la compagnie égyptienne, et en cette période de révolutions contagieuses, les lignes arabes sont particulièrement surveillées. Nous décollons comme prévu à une heure moins dix, on nous propose un repas sans vin puisque nous sommes sur une compagnie musulmane… et dans les écouteurs, on ne nous diffuse que de la musique arabe. Tant pis pour la musique classique ou pour les chansons de variétés ! Je trouve le voyage interminable jusqu’au Caire, car on ne peut pas incliner les sièges suffisamment et il n’est pas très facile de dormir ainsi assis sur une chaise ! On veut mettre le plus de passagers possible dans les avions au détriment de leur confort. J’en viendrais presque à envier le sort des poulets élevés en « plein air ».

L’attente au Caire est un peu longue : cinq heures à regarder les boutiques de souvenirs vendant toutes d’authentiques têtes de Néfertiti ou de Toutankhamon… c’est un peu lassant.

Dans l’avion de Paris, nous n’avons pas la chance de pouvoir admirer le paysage : le ciel est couvert, et même le Mont Blanc ne perce pas la couche de nuages !

À Paris, nous achetons des victuailles au « petit Casino » du sous-sol, et nous allons au terminal 2 avec le train automatique CDGVal, et montons dans la navette qui nous conduit à l’hôtel Formule 1 de Roissy. Il est quinze heures trente, il y a exactement vingt-quatre heures que nous avons quitté l’hôtel de Bangkok, nous avons envie de nous reposer.

 

Mardi 1° mars 2011.

 Paris – Pau.

Dès sept heures, nous prenons la navette jusqu’à la gare, puis le RER, direction Denfert-Rochereau. Là nous prenons le métro, et alors les valises se font très lourdes dans les couloirs. Nous avons un peu plus de soixante kilos de bagages, et j’en traîne quarante-cinq à moi seul. Peu importe, si les gens courent autour de nous, les pauvres, nous, nous ne sommes pas pressés, il est neuf heures et le train pour Pau ne démarre qu’à quatorze heures quarante. Nous laissons nos bagages à la consigne, et nous allons à Belleville boire un porto chez Zorba, et manger un couscous et des brochettes dans un petit restaurant tunisien.

Dans le TGV, je sens comme un vertige : la vitesse est vingt fois supérieure à celle du train birman. Pas un bruit, pas un enfant insupportable pour nous déranger… on pourrait penser que je me sens mieux « chez moi », hé bien non ! Je commence à penser à revenir en Birmanie à la fin de l’année.

À la gare de Pau, c’est Gilbert qui vient nous chercher à huit heures moins dix. Il a plu, il ne fait pas très chaud, je trouve Gilbert bien pâle : il a dû rester à l’ombre pendant que j’étais sous le soleil des tropiques !

Quand nous arrivons à Lube, à huit heures et demie, il fait cinq degrés dans la maison ! Je comprends que Gilbert soit pâle : le soleil n’a pas dû chauffer énormément ces temps-ci !

Alain Menjot


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Dernière modification: 16/06/2014